Du mercredi 7 au vendredi 9 janvier 2015, plusieurs attentats ont fait dix-sept victimes à Paris et en banlieue, trois des auteurs étant tués par les forces de l’ordre. Les plus marquants furent l’exécution le 7 d’une partie de la rédaction de Charlie-hebdo (ainsi que des collaborateurs du journal et de l’agent de maintenance qui se trouvait à l’entrée de l’immeuble), ainsi que l’attaque le 9 de clients juifs de la supérette Hyper Cacher Porte de Vincennes.
Dès le 7 au soir, une foule se réunit place de la République à Paris, pour exprimer son émotion, des échanges ont lieu montrant que des questions se posent sur le lien entre ces attentats et les guerres que mènent l’Etat français. Aussi embryonnaires fussent-elles, ces questions devaient être écartées par le pouvoir. Les partis de gauche et plusieurs organisations avaient appelé à une manifestation le dimanche 10 : il n’était pas question pour le pouvoir que dans ce défilé surgissent quelques pancartes contre les guerres impérialistes. Le gouvernement proposa donc aux organisateurs d’annuler le rendez-vous du 10 et de se rallier à la grande manifestation d’union nationale qu’il organiserait lui-même le 11. Ce qu’ils firent.
Ainsi la gauche se rallia à un défilé où les bourreaux des peuples du monde entier avaient été conviés et où il fut du dernier chic d’embrasser les flics. Les exceptions furent rares, mais d’autant plus notables : entre autres Alternative libertaire, le NPA, le PCOF, le ROCML, Lutte ouvrière.
Le texte qui suit a été rédigé en février. Il pourrait être évidemment plus complet, plus détaillé, mais surtout, vu de 2021, il souffre d’un excès d’optimisme. Le sens profond de la manifestation étatique du 11 janvier était clair : l’union nationale se bâtit sur le rejet et sur la haine des musulmans. Or, ce rejet est aujourd’hui inscrit dans le marbre de la loi (24 août 2021), celle « confortant le respect des principes de la République », la première loi ségrégationniste qui ne suscita pas d’opposition significative.
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Selon le Président, il resterait des évènements du mois dernier « l’esprit du 11 janvier ». Nulle formule ne saurait mieux exprimer le jeu de simulacre qui caractérisa cette journée de manifestation, où le spectre de la guerre civile fut conjuré avec le fantôme de la République.
L’entreprise de dépolitisation[1] atteignit son apogée après les attentats : du coup, elle apparut dans sa vérité crue et révéla sa totale impuissance. Le seul mot qui fut autorisé, liberté, a sonné comme un mot creux, comme chacun le sait ?
Certes, le pouvoir s’est démené pour canaliser l’émotion populaire, imposer le silence afin d’éviter le risque de voir énoncer quelques vérités. Par exemple condamner les guerres menées par la France en Afrique et au Moyen-Orient, qui placent le pays dans une confrontation qui ne sert pas le peuple mais les intérêts de l’oligarchie financière. Ou encore dire qu’il est fini le temps de la vacuité des principes et que doit advenir celui de la liberté et de l’égalité réelles.
En 2004, après des attentats bien plus meurtriers, le peuple espagnol avait su imposer sa parole politique forte, notamment contre les guerres impérialistes. Il est vrai que le mensonge du gouvernement (attribuant les attentats à l’ETA) avait provoqué une opposition entre le peuple et le pouvoir, tandis qu’en France les partis et organisations de gauche se sont ralliés à la manifestation convoquée par l’Etat[2].
Malgré le silence qu’on lui impose, le peuple se fait toujours entendre, d’une manière ou d’une autre.
Certains manifestants du 11 janvier ont dit leur malaise persistant, voire leur désarroi. Au lieu de les réconforter, l’apologie unanimiste des valeurs de la République les laissait insatisfaits. Même ceux qui avaient défilé sans état d’âme restaient sur leur faim, n’ayant pour perspective que de faire la queue pour découvrir enfin un canard lu la veille par quelques milliers de personnes seulement[3]. Cela suffit-il pour « refonder la République » se demandaient-ils ?
Un des traits les plus marquants de cette journée étatico-populaire[4] fut sans conteste l’échec de la « refondation ».
Que d’efforts gouvernementaux pourtant pour décréter la mobilisation générale, pour profiter de l’émotion considérable qui a saisi le pays et donner une solennité aux lieux communs les plus rebattus de l’art de gouverner : ériger les principes creux d’une démocratie purement politique en valeur universelle abstraite et masquer le très concret scandale universel de l’exploitation et de l’oppression.
Cela ne fonctionne plus. L’existence réelle est plus forte que les illusions. Il n’était pas dans le pouvoir du petit clan d’affairistes, aidé par une gauche en faillite, de contenir la dure réalité.
Ainsi, il aura fallu dix jours seulement pour que le manteau protecteur de l’union sacrée républicaine se déchire et laisse voir que les longs cortèges du 11 janvier étaient autant de marches funèbres. L’affaire s’est jouée en trois temps.
D’abord la communion, comme il fut dit à juste titre, puisqu’il s’agissait comme dans la religion d’endormir les consciences en ripolinant la noirceur du monde réel avec le rose bonbon de la liberté d’expression. Avec un brin d’esprit cocardier : Paris fut proclamé capitale d’un monde qui nous envie notre goût de la dérision et du blasphème. Les quatre cinquièmes du globe manquaient à l’appel, mais peu importe, depuis la conquête de l’Afrique et de l’Asie on sait que la civilisation blanche se croit universelle.
Or, deuxième temps, à peine les copains démocrates rentrés chez eux (où certains s’empressèrent de préciser qu’ils continueraient à boucler des journalistes ou à tuer des Arabes), l’inquiétude perce à la une des journaux : il y avait tout de même beaucoup d’absents en France même, ceux précisément qui inquiètent, et dont on voulait conjurer dimanche la menace. Pourquoi s’en étonner, puisque la manif convoquée par l’Etat était par construction séparatiste, comme tout acte identitaire (ici, « je suis Charlie ») ? Mais cela s’est vu, beaucoup trop. D’autant qu’ils se sont exprimés les « pas Charlie », et sur le champ ! Des textes d’une grande intelligence politique circulent. Dans les écoles, les élèves ne se tiennent pas tranquilles, et révèlent à leur manière les contradictions du moment, parfois de belle manière comme ces collégiens qui réclamèrent et obtinrent une minute de silence pour les Palestiniens massacrés. Des enseignants leur font écho, qui disent haut et fort qu’ils n’ont pas peur de ces jeunes « qui ont besoin d’éprouver la politique comme une réalité dont ils sont partie prenante[5] ».
Alors, pour se rassurer, on sort la matraque, on fiche les pas Charlie, les peines de prison fermes tombent, et, cinq jours après l’action de grâce, la ministre de l’Education adresse aux jeunes récalcitrants une belle leçon de liberté d’expression : « bouclez-la ! ». Et justifie qu’un gosse de huit ans soit dénoncé par l’institution scolaire et conduit au commissariat. On en est là !
Troisième temps, la question sociale, pourtant chassée elle aussi par définition le dimanche, revient quelques jours après par la bouche du premier ministre, et de quelle manière : apartheid ! Le pays debout dans l’union devient soudain celui de l’apartheid, « territorial, social, ethnique », rien que cela !
Bien sûr, il y a méprise. Ou plutôt le désir caché qu’il en soit ainsi : ah, si seulement les classes sociales dangereuses pouvaient être transformées en ethnies parquées dans un territoire, on pourrait y envoyer l’armée et y imposer la tutelle de l’Etat comme le réclame le camarade Boutih. Certes, tant d’efforts – que le langage de la République nomme « politique de la ville et de l’emploi », « modernisation des services publics » et autre « refondation de l’école » – finissent par assigner la misère dans des territoires, mais insuffisamment, elles sont partout ces classes dangereuses, dans la vraie vie où l’on travaille, où l’on se bat, où l’on est solidaire, et c’est le gotha qui vit dans un ghetto, comme disent les Pinson.
Valls a-t-il trop parlé ? Pour écrire le roman national, on lui reproche de faire du Zola. Finalement, il faudrait en revenir à la célébration silencieuse de la République, comme en ce jour du Seigneur du 11 janvier ! La République antisociale devrait se taire. Dès qu’elle l’ouvre, tout lui revient en boomerang dans sa gueule cassée. Même quand elle croit jouer sur du velours, comme lorsqu’elle octroie généreusement la nationalité française au courageux employé malien de l’Hyper Cacher.
Au ministre suant la vertu républicaine – « Bienvenu chez nous, vous êtes des nôtres, et cela se mérite » – Lassana répondit de sa voix tranquille et assurée : « je ne suis pas un héros, je suis Lassana, je resterai moi-même ». Quelle leçon ! Le jeune homme, qui sait comment marche le monde[6], fit ainsi retentir la voix puissante de la République de Robespierre, celle du droit naturel, où les droits ne se méritent pas, et où la réciprocité de la liberté n’est pas l’apartheid mais l’égalité.
Oui, cette République antisociale n’a plus qu’à se taire quand on voit comment, pour plaider la cause de l’absolue liberté d’expression, elle s’emberlificote dans des raisonnements confus qui ne trompent personne[7]. Pourquoi interdire un spectacle de Dieudonné avant même que l’on sache ce qu’il va y dire ? demande une jeunesse faussement naïve. Dessiner un sexe sur la porte de la classe est répréhensible, mais sur la tête du prophète, c’est le summum de la civilisation. Exprimer son soutien au peuple palestinien est condamnable[8].
De tous les pays comparables, la France est celui où la liberté d’expression est la plus corsetée par le droit et la plus paralysée par les convenances de la pensée unique. Antisémite ! Stalinien ! Complotiste ! Souverainiste ! Nationaliste ! Ces jappements que nous subissons quotidiennement furent surpassés lorsqu’au nom de la liberté d’expression on nous infligea l’impératif national de se dire tous « Charlie » !
L’agenda parfois est mal organisé. Deux semaines après la cérémonie du 11 janvier, des journalistes de tous horizons sont amenés à écrire le manifeste « Informer n’est pas un délit » pour contrer un article de la loi Macron protégeant les petits secrets du monde des affaires. Macron a dû retirer l’article. Mais ni lui ni sa collègue Najat Vallaud-Belkacem ne pourront empêcher les jeunes qui recevront le kit pédagogique sur la laïcité et la citoyenneté de brandir la liste HSBC des fraudeurs où, pour quelques centaines de milliards de dollars, patrons, artistes, hommes politiques côtoient les financiers d’Al-Qaïda.
Derrière la polémique sur l’impropriété du mot, on devine l’effroi qui saisit les commentateurs, car apartheid renvoie à une situation de violence sociale et politique insupportable. Cette réalité ne peut que jaillir et briser les apparences et les mises en scène.
Partout, dans les entreprises, les institutions, dans les villes et les campagnes, au palais de justice, en prison, à l’école, partout les agressions de la classe capitaliste frappent durement des millions de gens : elles sont ressenties comme telles, comme une guerre de classe[9]. Or ce qui est jugé insupportable par l’Etat et les gouvernants, ce n’est pas cette violence réelle ; mais son expression, qui peut conduire un gamin de l’école au commissariat.
Aussi, Valls a-t-il pris les devant, en utilisant la forme passive : un apartheid s’est imposé.
La formule n’est pas anodine. Sémantique de classe : la forme active conduit à la révolution – l’apartheid est imposé aux prolétaires par la classe capitaliste, l’expropriation des expropriateurs est alors la seule solution. La forme passive conduit à la répression et au marquage identitaire : dans le ciel pur de la belle cité républicaine, soudain des vautours sont apparus pour fondre sur un pays innocent, une ségrégation s’est imposée parce qu’on a laissé les immigrés vivre en communauté et l’islam prospérer. L’école est une fois de plus montrée du doigt : déjà responsable du chômage, des bas salaires, de la précarité, elle abriterait aujourd’hui des graines de djihadistes, bien qu’elle fût purgée des filles voilées. On lui assigne une nouvelle tâche hautement pédagogique : les repérer, en dresser la liste et les conduire au poste.
Et quel partenaire la Ministre de l’Education trouve-t-elle pour cette mobilisation générale pour les valeurs de la République ? La LICRA, avec qui elle vient de signer le 29 janvier une convention pour « la responsabilisation des élèves » et la « formation des enseignants [10]»
On trouve ce même déni de la violence politique lorsque Najat Vallaud-Belkacem juge intolérable que des jeunes protestent contre le « deux poids deux mesures »[11]. S’exprime ici la crainte de voir dénoncer les actes barbares perpétrés par la France coloniale et ses alliés. La France mène aujourd’hui trois guerres en Afrique et au Moyen Orient, en se posant en victime d’une force obscure, le « terrorisme », surgit de nulle part et ne poursuivant qu’un seul objectif, détruire la belle cité démocratique. La France a par conséquent le droit de se défendre, de préserver le « french way of life » comme le cher oncle d’Amérique défend « l’american way of life » du Vietnam à l’Irak en passant par l’Afghanistan, Panama, le Chili, la Yougoslavie et demain l’Ukraine.
Il est extrêmement pénible de constater une fois de plus comment opère le décompte des victimes. Dans le camp de l’impérialisme, chaque mort est désormais individuelle, on connaît le nom des victimes, on voit leur portrait. Dans le camp des peuples, la mort est collective, massive, anonyme. Il faut du chiffre avant de s’émouvoir. Deux mille Palestiniens massacrés pour entendre Hollande dire enfin un mot[12].
Certes, faire le compte des morts peut paraître un exercice macabre, une vie est une vie. Mais dans ce monde mortifère, compter les morts a un sens. Par exemple, cela a un sens de rappeler que, pour détruire la machine de guerre nazie (et donc rétablir la liberté d’expression…), les Etats-Unis ont perdu 400 000 soldats et les soviétiques 12 millions, les premiers 6 000 civils, et les seconds 20 millions.
De son côté, la violence politique baptisée « terrorisme » a fait en France une trentaine de victimes depuis l’attentat de Saint-Michel, soit en dix ans moins qu’une seule « bavure » en Afghanistan, quand l’aviation occidentale confond une noce villageoise avec une base d’Al-Qaïda.
Cette république antisociale et pourrissante sait qu’elle est assise sur un volcan, ici avec la guerre de classe qu’elle mène, là-bas en jetant des bombes sur des peuples dressés dans une haine inextinguible contre les Etats impérialistes. La violence politique qui surgit en réaction à cette violence primaire est déniée. On lui préfère d’autres mots, terrorisme, délinquance, fondamentalisme, destinés d’ailleurs à semer la peur autant que des balles de kalachnikov[13].
Quel ennemi le peuple était-il convié à combattre en affirmant le droit au blasphème, dont le reste de l’humanité ne comprend apparemment pas la portée civilisatrice ?
Dès que des crimes sont révélés là-bas, comme les exécutions de prisonniers, les chefs d’Etat du monde civilisé font la queue devant les micros pour condamner ces « actes inqualifiables ». Mais comme le dit Burgat, jamais la focale ne grandit, car on apercevrait alors les drones qui tuent en Somalie, les bombardiers qui détruisent les villes et leurs habitants sous prétexte de les libérer, les tomawaks qui vont semer la terreur en rasant les écoles, les hôpitaux, les usines pharmaceutiques, les fabriques de lait pour enfant. Des noms mystérieux sont prononcés comme Daech, Al-Qaïda, Boko Haram, mais pas les noms pourtant familiers de Total, Areva, Vilgrain, Bolloré et de leurs amis les dictateurs sanguinaires de la Françafrique, ni ceux pourtant très communs de zinc, gaz, pétrole, étain, or, uranium.
A l’époque de la guerre froide, le droit international (et son principe premier, l’égalité des nations souveraines) était déjà fortement malmené. Mais à la suite de la destruction de l’URSS et du camp socialiste, le « nouvel ordre mondial » a inauguré une nouvelle phase de la domination impérialiste. Un petit nombre de nation s’arroge le droit de décider si tel ou tel Etat mérite de vivre, au nom de critères à géométrie variable. Est alors autorisée la destruction de certains pays, présentée comme une guerre juste et nécessaire.
Dans ces espaces en ruines, hors de toute souveraineté étatique, les groupes capitalistes peuvent enfin exploiter sans retenue les richesses et les hommes. Comme au bon vieux temps de l’esclavage et des colonies, mais avec cette différence qu’aujourd’hui les métropoles, une fois les bombardements terminés, délèguent à des armées privées et autres seigneurs de guerre le soin de contrôler ces territoires. La loi de la jungle s’y installe rapidement, chacun cherchant à faire son marché. La Lybie offre un exemple éclatant et tragique de ces oppositions, où les amis des Etats-Unis soutiennent chacun leurs factions, et où ces dernières peuvent voir grandir leur appétit[14]. Ainsi, à la révolte et aux insurrections légitimes des peuples secouant le joug de la domination impérialiste, s’ajoute la rivalité entre les seigneurs de guerre et parfois leur mutinerie contre les anciens maîtres.
Derrière ce chaos, se trouve toujours la lutte pour le contrôle et le pillage des richesses. Dans cette vaste région entre le Mali, l’Algérie, la Mauritanie et le Niger, des richesses minières et gazières ont été récemment découvertes. Avec l’opération Barkhane, lancée en 2014[15], 3 000 soldats français sont en permanence au Sahel pour garantir aux groupes français leur part du gâteau.
Ces guerres françaises en Afrique et au Moyen-Orient sont soutenues, avec plus ou moins de ferveur, par l’ensemble des partis. Qu’un seul député (de droite, l’UMP Jean-Pierre Gorges) ait voté contre la prolongation de l’intervention française en Irak au Parlement le 13 janvier 2015 en dit long sur la solidité de l’union sacrée quand il s’agit de défendre les intérêts néo-colonialistes de la France.
Ainsi, l’émotion qui a saisi l’opinion après les attentats des 7-9 janvier a été orientée pour renforcer l’esprit chauvin et provoquer un nouveau recul de la lutte impérative contre notre propre Etat colonialiste et impérialiste.
C’est ce même esprit chauvin qui empêche de comprendre que les religions ne peuvent être traitées sur le même plan, que, sous le couvert de l’humour et de la liberté d’expression, humilier les fidèles d’une religion dominée n’a pas la même signification que tourner en dérision la religion des dominants. Les caricatures antireligieuses non dénuées de traits racistes viennent s’ajouter aux discriminations subies par les musulmans, ou ceux supposés l’être. Elles sont ainsi une pièce de la machine islamophobe.
Hélas, il faut constater (mais peut-il en aller autrement dans une vieille métropole coloniale ?) que la rhétorique chauvine fonctionne mieux que celle de la République antisociale.
Pour clouer le bec aux récalcitrants, les gouvernants brandissent le bâton de la laïcité, cette nouvelle religion[16] qui autorise de pratiquer un racisme civilisé en toute bonne conscience. Car la « nouvelle laïcité » agit comme un véritable marqueur identitaire[17] qui désigne, stigmatise et tient à l’écart une population en raison de son appartenance religieuse. Nouvelle laïcité nécessairement[18], car si la loi de 1905, mille fois violée et détournée, était réellement appliquée à la religion musulmane, nos laïcistes pousseraient des cris d’horreur.
Le jour même des attentats, le problème religieux, c’est-à-dire le « problème musulman », fut mis en avant avec une rapidité et une évidence qui pouvaient apparaître déconcertantes pour peu qu’on ait oublié à quel point l’islamophobie avait progressé partout ces derniers mois.
Certains (Rolin, Ramaux…) exigent qu’enfin on montre du doigt l’islam pour ce qu’il est, sans inhibition ni autocensure. Comme Bruckner voici trente ans qui réclamait que l’homme blanc cessât de sangloter sur son beau passé colonial.
Aucun historien n’oserait expliquer que la création de l’Eglise anglicane est une affaire purement religieuse ou que l’installation de la papauté en Avignon au 14ème siècle résulte de querelles d’exégètes. Mais aujourd’hui, la « question musulmane » autorise les beaux esprits journalistiques et académiques d’expliquer les affaires du monde par la religion, et uniquement par elle. Voyez-vous, le Moyen Orient, qui vivait comme chacun sait paisiblement quand l’Occident veillait sur lui entre colonies et protectorats, est livré aujourd’hui aux guerres de religion. C’est pourquoi nous devons y retourner, avec nos bombes laïques et notre napalm démocratique. Cette affaire ne doit pas être discutée (sinon au poste, comme les gamins de huit ans). Mais n’allez pas regarder de trop prêt, ne raffiner pas trop votre analyse, vous seriez amené à dire des choses inconvenantes, par exemple que l’Occident a précisément détruit les Etats laïcs (Irak, Syrie…), fait la guerre à Nasser avec l’arme de la religion (les Frères musulmans), renversé en Iran le très laïc Mohammad Mossadegh, que l’Occident soutient et utilise le bras armé du wahhabisme, l’Arabie Saoudite, ainsi que les islamistes de Tchétchénie. Les soldats de la démocratie peignent « God with us » sur les bombes qu’ils jettent sur les peuples sans qu’on y voie un « problème chrétien ».
Lors du printemps arabe, en Tunisie comme en Egypte, le mouvement n’a jamais mis en avant la religion, mais des questions sociales et politiques. Pour reprendre la main, les USA, ont rapidement composé avec les partis religieux, en particulier leur vieil allié contre le nationalisme arabe et contre les communistes, les Frère musulmans[19].
Le prétendu problème religieux est mis en avant pour occulter la question politique, en mobilisant la fable des guerres de religion ou celle de la « communauté musulmane » qui n’a jamais existé en France. L’honnête citoyen peut alors enjoindre les prétendus membres de cette communauté de « se désolidariser des islamistes », empestant un racisme qu’il croit plus soft que le racisme facho d’antan, et figeant une terrible division du peuple.
Comme le disait Marx : continue à t’agiter petit citoyen abstrait et à célébrer une liberté abstraite, les piliers de la maison demeurent. Liberté chérie le dimanche, et dès le lundi apartheid maudit. Dès le lundi, les trains, les métros, les bus ont continué d’emmener vingt millions de salariés se faire tanner le cuir, et parmi eux des millions de jeunes sous-payés, les femmes qui gagnent un quart en moins (et cela depuis un siècle !), des immigrés persécutés, des sans-papiers sans cesse menacés d’expulsion et qui continuent à construire les palais de la République. La Bourse d’ailleurs n’a pas frémi lors des « événements historiques » de début janvier.
La République des mots creux, la démocratie de façade qui dissimule de plus en plus mal la haine de la démocratie[20] est depuis longtemps combattue en pratique sur le terrain des luttes par tant de forces militantes vaillantes mais dispersées. Et parfois démoralisées. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une nouvelle situation. La réalité sociale, ses inégalités et ses oppositions de classe sont si explosives et insupportables que les pauvres mots de la république agonisante ne parviennent plus à conjurer le spectre de la guerre civile qui vient.
Les partis et organisations de gauche qui ont accepté[21] l’union sacrée et « l’esprit du 11 janvier » ont capitulé et fait faillite. Définitivement[22]. Nous ne pouvons plus accepter les règles du jeu que l’ennemi de classe impose pour endormir les consciences et étouffer les luttes, les militants doivent sortir du terrain électoral, lieu de la collaboration de classe destiné à tenir le peuple en laisse[23]. La voie pacifique et électorale vers le socialisme, imposée il y a un demi-siècle, est un échec total. Il faut en tirer enfin la leçon !
Les mots de Marx doivent retentir à nouveau :
« C’est seulement lorsque l’homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la force sociale sous l’aspect de la force politique, c’est alors seulement que l’émancipation humaine sera accomplie »[24].
A nous de faire s’épanouir dans les luttes cette force sociale et de construire d’emblée un contre-pouvoir politique, dont l’expression ne peut qu’être révolutionnaire, et le mouvement qui le porte qu’organisé en rassemblant toutes nos forces.
Pour le reste, laissons les morts ensevelir leurs morts.
Laissons la République blanche couverte de son linceul murmurer au soir du 11 janvier : « Vous n’avez pas vu que nous sommes en marche vers la mort. Nous y allons de nous-mêmes, avec un sournois bonheur »[25].
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Ce texte doit beaucoup à de nombreux écrits salvateurs, qui ne sont pas tous cités, et qui ne sont pas tous utilisés dans la totalité de leurs argumentations et idées : Aggionarmento, Bouamama, Burgat, Fassin, Sand, Wahnich et bien d’autres, ainsi qu’aux longues discussions avec les camarades.
- La dépolitisation est l’opération qui consiste à empêcher les pauvres et les prolétaires de parler et de donner une expression politique à leur combat. Dans ce but, le pouvoir use de divers instruments pour substituer à la vraie parole politique le discours fallacieux, qui n’est qu’un discours de police, où chacun reste à sa place, et où ce qui n’a pas lieu d’être vu n’est pas montré, comme le dit Rancière. Un de ses principaux instruments est la machinerie électorale. L’élection, comme lieu de la collaboration des classes, est un lieu de dépolitisation. Si l’on suit Rancière, la guerre des pauvres et des riches est la guerre sur l’existence même de la politique. ↑
- On connaît les exceptions : entre autres Alternative libertaire, le NPA, le PCOF, le ROCML, Lutte ouvrière. ↑
- Doutant de sa propre exaltation, la presse s’est demandée un temps si la journée du 11 constituait un évènement historique, à l’exemple de la manifestation de la Libération en août 44. Le sens d’une manifestation ne résulte pas que de ses causes, mais de ce qu’elle fait advenir. Il est difficile de comparer la mise en pratique (même partielle) du programme du CNR et l’achat de 200 000 abonnements à Charlie hebdo. Quant à la manif républicaine de mai 2002, elle débouchait au moins sur un acte dont on ne peut ignorer la portée : voter Chirac et enterrer la gauche. ↑
- Où, comme le dit Saïd Bouamama, ceux qui devraient être unis étaient divisés, et ceux qui devraient être divisés étaient unis. ↑
- « Ce n’est pas des élèves que nous avons peur », appel d’Aggiornamento. La citoyenneté s’éprouve, elle ne s’enseigne pas, contrairement à ce que vient de dire bêtement le Président. ↑
- Voir le texte de son ancien professeur : http://blogs.mediapart.fr/blog/resf/200115/lassana-lyceen-sans-papiers-devenu-heros-francais-et-symbole-international. ↑
- La sainte et absolue liberté d’expression s’est illustrée d’une manière prodigieuse chez les socialistes, comme le relate Le Monde des 8-9 février à propos de la préparation de leur congrès d’avril : « Alors qu’habituellement les contributions se discutent ligne à ligne, quasi sur la place publique, ‘l’esprit du 11 janvier’ a obligé les socialistes à négocier sous le manteau ». ↑
- Les militants qui organisent la campagne de boycott des produits israéliens sont jugés pour antisémitisme. ↑
- Voir par exemple l’interview de Amar Henni dans Libération du 5 février 2015. ↑
- Ce partenariat existe de fait déjà et vient d’être renouvelé pour trois ans. Le site de la Ministre précise : « Signée jeudi 29 janvier 2015, la nouvelle convention engage la LICRA dans les mesures de responsabilisation des élèves, dont la ministre a annoncé le développement, afin de mieux les éduquer à la gravité des comportements xénophobes. Elle implique également la LICRA dans la « formation des formateurs » ainsi que dans la formation initiale et continue des enseignants et des équipes pédagogiques. ↑
- On commence à lire ici ou là que cette expression sent l’antisémitisme. ↑
- Après avoir donné le feu vert de la tuerie à Netanyahu. Le cynisme est parfois ahurissant : à une journaliste qui lui rappelait que 500 000 enfants irakiens étaient morts en raison de l’embargo, Madeleine Albright répondit : « Cela valait la peine ». ↑
- Il faut tout de même rendre hommage ici à Mikhaïl Kalachnikov, mort en toute simplicité en 2013 à l’âge de 94 ans, fier de répondre aux journalistes qu’il n’avait rien à faire de toucher les dividendes de son invention, fier de l’avoir vu être pour beaucoup synonyme de liberté, et triste de la savoir utilisée pour des causes réactionnaires. Tout dépend de la main qui s’en saisit. Les sans-culottes appelaient la guillotine « la bien-aimée des faubourgs », et nous, nous l’avons détestée quand elle a coupé la tête des militants révolutionnaires comme Fernand Yveton, ou celles de pauvres diables. ↑
- La marine nord-américaine en Méditerranée arraisonne régulièrement des tankers affrétés par telle ou telle faction. ↑
- Après les opérations Serval, Sabre et Epervier, toujours lancées au nom de la lutte contre les djihadistes. Voir Saïd Bouamama, « L’esprit du 11 janvier » ou les guerres françaises à l’ombre de Charlie. ↑
- Voir les écrits de Jean Baubérot. ↑
- Voir Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie, comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte, 2013. ↑
- C’est pourquoi le Président peut dire que les enseignants, un siècle après la loi de 1905, ne sont pas prêts pour enseigner la laïcité, car il s’agit bien de la nouvelle laïcité islamophobe, la nouvelle laïcité qui ne s’impose pas aux institutions, mais aux individus. ↑
- VoIr Gilbert Achcar, Le peuple veut, DIndbad Actes Sud, 2013 ↑
- Voir Rancière, livre du même titre. Ainsi que Wofgang Streeck, Du temps acheté, la crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Gallimard, 2014. ↑
- Et sans broncher. Il a suffi d’un mouvement de menton de Cambadélis pour que les partis de gauche et les organisations ayant appelé à un rassemblement le 10 janvier s’effacent, se taisent, se rallient, permettant ainsi au pouvoir d’entonner l’air de l’union nationale. ↑
- C’est au fond la conclusion piteuse d’un premier acte piteux, le vote en faveur de Chirac en 2002. Rideau ! ↑
- A peine le sang séché sur le sol martyrisé de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, la question primordiale s’est posée de savoir si les Ecologistes allaient ou non s’allier au Front de gauche pour les prochaines élections. C’est à vomir. ↑
- La question juive, Œuvres tome III, Gallimard Pléiade 1982, page 373 ↑
- Ce sont les mots de la Reine Blanche (Les Nègres, Jean Genet), qui se demande pourquoi on va l’exécuter, puisqu’elle est déjà morte. ↑