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GUERRES ET CADAVRES – LE DERNIER ESPOIR DES RICHES

Début 2016, des personnalités, des partis, associations, syndicats et organisations décidèrent de créer un Collectif Ni Guerres Ni Etat de Guerre. Il s’agissait de changer de perspective, à la suite des attentats qui avaient frappé la France fin 2015, et de poser la question : dans cette affaire, qui est vraiment l’agresseur ? Par exemple la France, qui bombarde l’Irak depuis tant d’années et la Syrie depuis septembre 2015 ? Il s’agissait de mettre en lumière ce qui est passé sous silence ou mentionné comme de simples fiats divers, c’est-à-dire les agressions impérialistes commises par la France. Dans un meeting du 15 janvier 2015, qui fut le point de départ du collectif antiguerre, Christine Delphy déclarait :

« La France bombarde, en tant que membre d’une coalition comprenant les USA, l’Arabie Saoudite, le Qatar et quelques autres Etats du Golfe.

Or personne du gouvernement, ni le chef de l’Etat ni le premier ministre, ni aucun socialiste ne l’a dit ou laissé entendre.

Certes on ne peut pas effacer complètement les mots que l’un des témoins de l’attaque du Bataclan a entendu prononcer par un assaillant : « Nous sommes ici pour venger les gens que vous tuez en Syrie ». Mais ce propos ne donne lieu à aucun commentaire, ni d’un politique, ni d’un journaliste. Un propos de barbare n’est pas une parole, c’est un son inarticulé, un grognement de bête, un bruit.

La presse a bien mentionné le début des bombardements de Daech par la France en septembre—mais comme un fait divers. Cela n’a pas retenu l’attention. A cause de la façon discrète de présenter ces bombardements mais aussi parce qu’on s’est habitués à ce que la France fasse régner l’ordre dans son ex-empire colonial. Et la France bombarde, et commet des « homicides ciblés » dans tout le Sahel, depuis janvier 2013 sans que personne ne batte une paupière.

Pour quoi ? Dans quel but ? Avec quelles justifications ? Là est la question, non seulement en ce qui concerne la « vengeance » du Bataclan, mais toutes les autres « opex » – opérations extérieures menées depuis janvier 2013. Serval 1 puis Serval 2 au Mali, transformé en « Barkhane » – pour faire croire qu’il ne s’agit pas de la même chose, et cacher que, selon un militaire, « on est là pour longtemps » ; Sangaris en Centrafrique – une opération « humanitaire » censée éviter les massacres inter-religieux qui n’évite rien du tout ; Chammam à Djibouti, dont personne n’a entendu parler ; l’entrée dans la coalition anti-Daech en 2014, dont personne n’a entendu parler non plus, car il faut préserver le mensonge que la France agit seule, comme une grande. »

Il s’agissait également de combattre l’état d’urgence (devenu permanent) sous le prétexte que la « France était en guerre ». Mais nous sommes en France et c’est donc en France que nous pouvons nous battre en priorité contre « notre » propre impérialisme : cette déclaration fondatrice du Collectif est plus que jamais d’actualité et fait regretter qu’il ait disparu à la veille de la guerre d’Ukraine…

Je publie ici deux textes parus dans le Bulletin du collectif, « Guerre et cadavres » (mars 2018) et « Des écoles pas de canon, pas de canon dans les écoles » (octobre 2016) (dans la rubrique Etat de guerre)..

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Article publié en mars 2018 dans le Bulletin du Collectif Ni guerres ni état de guerre

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En 1932, John Heartfield compose une gravure intitulée: Krieg und Leichen – Die letzte Hoffnung der Reichen (Guerre et cadavres, le dernier espoir des riches)[1].

Dans le style sans détours de l’époque, on y voit le capitalisme figuré par une hyène enjambant des cadavres laissés sur un champ de bataille et courant vers d’autres crimes. L’image vient rappeler que la guerre, si elle est un désastre pour les peuples, n’est pas un fardeau pour le capitalisme : mais c’est aussi le « dernier espoir » d’un système à bout de souffle qui place sa survie dans la chose militaire.

La hyène continue sa sanglante besogne. Depuis 1945, les guerres qui ravagent la planète ont fait deux fois plus de victimes que la première guerre mondiale. « Pour les riches », c’est-à-dire pour maintenir les colonies, implanter le néo-colonialisme et contenir la révolte des peuples, leurs aspirations à l’émancipation sociale ou nationale.

Comment faire accepter cet état de guerre alors que chaque famille du continent européen porte le souvenir des plaies de la première guerre mondiale (18 millions de morts) et de la seconde (70 millions de pertes humaines) ?

La persistance d’un esprit colonial produit son œuvre, la peur du terrorisme semée quotidiennement fait le reste. « Le terrorisme est endogène » dit-on maintenant, l’ennemi est chez nous, sa peau est basanée mais sa carte d’identité est française. Notre Collectif l’a dit dès sa création : la guerre menée là-bas conduira ici à un état de guerre disciplinant la population et désignant des boucs émissaires. C’est fait, avec l’instauration d’un état d’urgence permanent par la loi antiterroriste du 30 octobre 2017.

Ainsi, la hyène des riches ensanglante-t-elle des continents entiers, enjambant les frontières aussi facilement que les cadavres, sans que dans le pays qui la nourrit ne se dresse un vigoureux mouvement antiguerre. Cette situation résulte d’un principe admis depuis deux siècles, celui de la hiérarchie des nations, des peuples, des races, comme on voudra, principe qui rend tout naturelle l’intervention des nations supérieures dans les affaires du monde, et même pour organiser le monde dans son entier. En 1991, le pays de Mickey a prétendu instaurer un nouvel ordre mondial, rien que ça, en « ramenant à l’âge de pierre » l’Irak, ce berceau de l’écriture, de la poésie, des mathématiques et de la civilisation urbaine. La France a tenu son rang avec l’infâme opération Daguet, l’envoi de troupes au sol pour nettoyer le paysage. Et le mouvement antiguerre assez puissant s’est pour ainsi dire évanoui lorsque le drapeau français fut déployé dans le sud de l’Irak.

Certes, au fil des siècles, le raisonnement change de forme, mais l’histoire est toujours la même : elle raconte que les nations civilisées apportent leurs lumières aux barbares, mais elle ne dit pas que « nous » seuls décidons qui est civilisé ou pas. Avant-hier, les barbares l’étaient du fait de leur race, hier parce que, dans l’enfance de l’histoire, ils ne pouvaient se gouverner eux-mêmes et avaient besoin de la tutelle d’une puissance coloniale ou mandataire ; aujourd’hui, les barbares sont des criminels de guerre, des terroristes dont il faut libérer les peuples qui les abritent en détruisant leurs villes et en ravageant leurs campagnes.

Mais sur qui la hyène va-t-elle fermer sa mâchoire : c’est au gré des circonstances semble-t-il, l’ami d’hier devient aujourd’hui un barbare. Hier (juin 2007), Kadhafi plante sa tente dans les jardins de l’hôtel Marigny, près de l’Elysée où il est reçu en grande pompe avant que son hôte bombarde son pays et le laisse égorgé dans un caniveau. Hier (14 juillet 2008), le Président Assad, main dans la main avec son homologue français, regarde défiler à la Concorde les troupes qui allaient bombarder son pays trois ans plus tard, lorsqu’il sera devenu « le boucher de Damas ».

Cette désinvolture cynique qui fait de l’ami d’hier l’ennemi à abattre d’aujourd’hui, on la retrouve dans la manière de traiter les victimes des guerres. L’indécence avec laquelle ces victimes sont exhibées puis refoulées dans l’oubli soulève le cœur. Leur martyre n’est photographiée que pour exciter ici le bellicisme et justifier l’interventionnisme. Une fois utilisées pour une éphémère campagne, qui se soucie d’elles ? Que deviennent les habitants rescapés d’Alep ? Où sont-ils, souffrent-ils, quels sont leurs besoins ? Peu importe, dossier suivant, nouvelle campagne : la Ghouta et ses horreurs, les médias prenant au mot les démangeaisons interventionnistes de Trump et de Macron. Et aujourd’hui, où sont les civils de la Ghouta, qui s’en soucie ? La presse nous apprend soudainement et tardivement que la Ghouta était partagée entre plusieurs « groupes rebelles », chacun soutenu et armé par son tuteur (Turquie, Arabie Saoudite, Qatar), et qui s’entretuaient, procédaient à des enlèvements de civils des zones adverses, enfermaient leurs opposants dans des geôles sordides et les contraignaient aux travaux forcés.

Et qui se soucie des habitants de Damas ?

Il faut attendre fin mars pour que la presse révèle que la capitale syrienne est constamment soumise aux tirs d’obus venant des combattants de la Ghouta (par exemple le 20 mars, 44 tués par une roquette dans une rue commerçante) et que la vie est paralysée dans les quartiers est.

Non seulement l’opinion est priée de s’apitoyer sur les martyrs d’un camp et d’oublier ceux de l’autre camp, mais elle doit aussi savoir changer de camp !

En 1981, le comique troupier BHL appelait à armer les talibans en Afghanistan. Puis en 2001 il se préoccupe du sort de la femme afghane victime de la charia de ces mêmes talibans et exhorte l’Occident à la guerre. Mais en 2011, son ami Mustafa Abdel Jalil (président du Conseil national de transition libyen qu’il a introduit à l’Elysée) déclare que la nouvelle Libye islamique née sous les bombes anglo-françaises adoptera la charia comme loi essentielle. Mais « Il y a charia et charia » nous explique le philosophe (Le Point, 3 novembre 2011). Sous-titrons : il y a la charia des ennemis de l’Occident, et celle de ses amis. Rien à voir : la première est dans l’ordre de la barbarie – bombardez ! -, la seconde est compatible avec les Saintes Lumières – armez !

Cette instrumentalisation de l’islam politique vient de loin, et il faut lire l’aveu du prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salmane dans une interview au Washington Post (du 22 mars), dans laquelle il reconnait que l’Arabie Saoudite a propagé le wahhabisme dans le monde musulman à la demande de l’Occident. Il précise :

« A l’origine, c’est à la demande de nos alliés que nous nous sommes investis dans la création d’écoles coraniques, de mosquées et la propagation du wahhabisme dans le monde musulman ».

Le but « était d’empêcher l’Union soviétique d’asseoir son influence dans le monde musulman », donc de faire barrage au communisme.

La pression de ces campagnes éphémères est telle que des militants, présents hier dans les cortèges contre les guerres, réclament aujourd’hui l’intervention de la France. « Que fait la France ? », lit-on ici ou là.

Oui, que fait donc la France ? Reste-t-elle les bras croisés ?

Pourtant la hyène continue à courir pour satisfaire le dernier espoir des riches, piller les ressources, exproprier les paysans, découper les pays, afin que la France soit encore, en dépit de tout, une « grande nation » – qui n’a plus de grands que l’industrie et le commerce des armes, le bellicisme qui jette la soldatesque en Afrique, en Syrie, en Irak, et désormais, à nouveau, le budget militaire qui va bénéficier en 2018 d’une augmentation sans précédent de 5,6% (le portant à 34,4 milliards d’euros).

Que fait la France en Syrie ? Elle a bombardé et elle bombarde. En 1919, elle a obtenu de la SDN, l’ancêtre de l’ONU, le mandat sur la Syrie sous prétexte que ce pays n’était pas encore assez mûr pour pouvoir se diriger tout seul (le même argument a été invoqué par le Royaume-Uni pour assurer son mandat sur l’Irak). Cependant, les Syriens étaient assez mûrs pour se rebeller contre cet attentat. La France a déployé la troupe et bombardé plusieurs fois Damas insurgée. Le traité franco-syrien de 1936 promet une indépendance progressive à partir de 1940. Deux ans après, le gouvernement français le jette à la poubelle. La Syrie se soulève, Damas est à nouveau bombardée. Pour y conduire la guerre, la France y envoie le général Weygand, le 30 août 1939…. qui revint aussitôt dans son pays pour le livrer aux nazis.

Oui, que fait donc la France ? Elle se croit encore omnipotente, capable de retrouver sa tutelle mandataire, de s’occuper des affaires des autres et de piller impunément leurs ressources.

Le « dernier espoir des riches », même s’il provoque son cortège de massacres, est un songe creux. Hier déjà, aux 18è et 19è siècles, les conquêtes coloniales ont duré des dizaines d’années, où les peuples ont parfois fait reculer les armées européennes par leur extraordinaire résistance. Aujourd’hui, l’intervention des puissances qui se croient encore maîtresse du jeu – USA, France, Royaume-Uni, et à nouveau l’Allemagne – se heurte à un tissu de contradictions qu’elle ne fait que serrer davantage. La Syrie en offre un malheureux exemple. Incapables de renverser « le régime de Damas », leur objectif premier, les puissances interventionnistes veulent découper la Syrie – mais cet objectif excite des intérêts contradictoires. Chacun veut régler les affaires compliquées de la région en s’emparant d’une portion du territoire syrien ! L’espoir des riches…. La Turquie, membre de l’OTAN, s’empare d’Afrin, veut pousser jusqu’à Kobané en passant par Manbij. Mais à Manbij, les forces de l’OTAN (USA, France) arment, encadrent les FDS et les Kurdes. Macron sort sa carte maîtresse du « en même temps » : « je suis avec les Kurdes que j’ai envoyés contre les terroristes de l’EI et en même temps avec Erdogan dont j’appuie la lutte contre les terroristes du PKK ».

Bref, toute intervention aujourd’hui en rajoute dans le chaos.

Militer contre la guerre conduite par son propre Etat n’est pas chose facile. Certaines agressions restent dans l’ombre. L’intervention massive des troupes françaises en Afrique ne vient à la surface qu’à l’occasion des pertes de « nos militaires », ou parfois, brièvement, lorsque des milliers d’Africains crient « troupes françaises hors d’Afrique » lors des visites de Macron (en grande tenue coloniale, lorsqu’il prétend que c’est la France qui donne des milliards à l‘Afrique, en pure perte tant que la femme africaine fera huit enfants : deux mensonges en même temps). L’opération Barkhane qui permet à l’armée française de se déplacer comme elle veut dans cinq pays du Sahel, n’offre aucune publicité. L’uranium du Niger (où 85% de la population n’a pas accès à l’électricité) est bien gardé pour continuer à éclairer la France.

En mars 2011, l’exécution brutale du soulèvement populaire au Bahreïn par l’Arabie saoudite s’est faite dans le plus grand silence. Au Yémen, où les ONG disent que la situation humanitaire est pire qu’en Syrie, la guerre conduite par la même Arabie saoudite avec des armes françaises fait rage : nous ne sommes pas priés de nous émouvoir puisque le Yémen agressé est dans l’autre camp, celui de l’Iran.

L’émotion commandée semble être le passage obligé pour se faire entendre. Le piège est là, car une fois notre voix jointe au chœur éphémère des indignés, à quoi bon nous écouter davantage puisque nous serions de ce fait dans le bon camp, celui qui justifie l’intervention. Et si nous condamnons d’abord notre propre impérialisme, nul n’écoutera davantage puisque nous serions classés dans le camp adverse. Condamner indifféremment tous les camps est commode mais ne fait que procurer une certaine bonne conscience teintée d’apolitisme.

Qui peut croire qu’un anti-impérialiste resterait indifférent au supplice des habitants par exemple d’Alep ou de la Ghouta, victimes des bombes syriennes ou russes ? La guerre est là, et nous sommes contre la guerre. Mais nous devons dire d’abord que ces bombardements ont aussi pour origine l’intervention impérialiste, en particulier de l’Etat français. Parce que ces impérialistes-là, dont le « nôtre » veillent à ce que tout soulèvement populaire dans ces régions soit étouffé, surtout après les insurrections tunisiennes et égyptiennes qui les ont pris au dépourvu. Ces impérialistes-là, dont le « nôtre », envoient par l’intermédiaire de leurs alliés (Arabie saoudite, Qatar, Turquie) leurs mercenaires pour détourner le mouvement populaire et le rendre compatible avec leurs intérêts réactionnaires. C’est cette intervention-là qui a transformé le soulèvement populaire syrien de 2011 (contre les conséquences de la politique néo-libérale de Damas et pour les droits démocratiques) en une véritable guerre, ouvrant le pays à toutes les interventions et broyant les forces progressistes et révolutionnaires – celles-ci se trouvant prise dans un étau entre le régime qu’elles combattent et les impérialistes qui veulent enrayer leur mouvement de libération.

Le point concret sur lequel nous pouvons faire jouer un levier efficace, si faible soit-il pour l’instant, c’est l’opposition à toute action de guerre de l’Etat français, impérialiste et colonialiste, et la contestation du bellicisme croissant. Contre les guerres, et l’état de guerre.

  1. On peut la voir en ce moment au Centre Pompidou à Paris, dans une expo photo, commentée par Bertolt Brecht.