Au premier tour des élections présidentielles d’avril 2002, Jospin, qui avait déclaré que son programme n’avait rien de socialiste, a été écarté, laissant la place au duel Chirac – Le Pen. Sur le plan strictement électoral, une nouvelle étape s’ouvrait. On passait de l’utilisation sans vergogne du Front National par Mitterrand dans le but de diviser la droite et de maintenir à flot un parti socialiste qui prenait eau de toutes parts, à une nouvelle donne, avec la théorie du « barrage contre l’extrême droite », destinée à favoriser un front uni allant de l’extrême gauche à la droite certes extrême, mais « républicaine ». Mais sur le plan politique, ce consensus gauche-droite accepté par une partie de l’extrême-gauche signifiait que l’incapacité de cette dernière à construire une stratégie révolutionnaire, nécessairement débarrassée de l’électoralisme, devait la pousser dans la collaboration de classe.
Du 21 avril au 5 mai, ce fut un déluge d’une propagande violente en faveur du vote Chirac, emportant tous les médias, toute la classe politique, les syndicats, les associations et une bonne partie de l’extrême gauche – à quelques exceptions notables comme LO, le PCOF, VP, la CNT et plusieurs mouvements libertaires. Le ralliement à Chirac est la suite logique du soutien au très réactionnaire François Mitterrand.
Le texte suivant se présente comme le « communiqué du CED » : avec quelques camarades très actifs durant la lutte des sans-papiers des années 1996 et suivantes, nous avons créé ce « Comité pour l’égalité des droits », afin de prolonger les échanges et, parfois, de nous exprimer. Notre opposition à la guerre menée par l’OTAN contre la Yougoslavie nous rapprochait également : le ralliement d’une partie de l’extrême gauche française à cette guerre impérialiste n’est d’ailleurs pas pour rien pour expliquer les dérives ultérieures.
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Communiqué du CED (Comité pour l’égalité des droits), 3 mai 2002
1. Le résultat du premier tour des élections présidentielles du 21 avril a rendu perceptible la crise latente du système politique. Les trois-quarts du corps électoral n’ont pas voté pour les deux hommes du pouvoir, pourtant présentés d’emblée comme les champions du second tour. La droite et la gauche perdent chacune 40 % de leur électorat de 1995. Le Président de la République est approuvé par 13,75 % des électeurs, et le Premier Ministre par 11,2 %. L’extrême droite stagne, le PCF s’effondre et l’extrême gauche fait une percée remarquable, augmentant son score de moitié avec près de trois millions de suffrages.
Le rejet des partis au pouvoir est sans appel, mais, en raison de la déroute de Jospin et des petites querelles de la gauche plurielle, il conduit à un second tour singulier, avec l’affrontement de la droite et de l’extrême droite. La gauche disqualifiée cherche à revenir dans le jeu en appelant à plébisciter Chirac. Elle réussit ainsi à gagner du temps et à retarder le moment où elle devra affronter et la révolte du peuple et les conséquences de sa propre déroute politique.
2. Sans solution immédiate pour résoudre la crise, les partis du pouvoir se mobilisent pour défendre ensemble le système. Cette union sacrée, aussi rebutante soit-elle, a le mérite de dévoiler au grand jour l’organisation du système politique bourgeois : la droite et la gauche coalisées, en accord sur l’essentiel, des médias à leur botte (déclenchant une véritable guerre psychologique pour le plébiscite de Chirac), et un Front national une fois de plus exhibé pour les besoins de la cause. Depuis deux semaines, on n’entend plus parler du programme réactionnaire de la droite (qui va pourtant être mis en œuvre dès le 6 mai), les tenants du front républicain se prosternent devant un homme devenu, par la grâce d’un éditorial du Monde, le “ nouveau Chirac ”. C’est que cette union sacrée était déjà en germe, les deux hommes ayant signé en commun tant de mesures réactionnaires (les dernières en date à Barcelone, sur les retraites et les privatisations). Rappelons que Jospin a démarré sa campagne en soulignant que son projet n’avait rien de socialiste. C’est ce message qui a été reçu par les quatre millions d’électeurs qui ont déserté le camp PS-PC !
3. Cette situation particulièrement claire pourrait offrir une perspective de lutte : profiter de la crise des partis de pouvoir et de l’essor de la gauche radicale pour enfoncer le clou, passer à l’offensive sur le terrain des luttes sociales et politiques, même si presque tout est à reconstruire dans ce dernier domaine. Hélas, la majeure partie des organisations de l’extrême gauche, des syndicats et du mouvement social ont rejoint le front républicain pour plébisciter Chirac – à quelques exceptions notables comme LO, le PCOF, VP, la CNT et plusieurs mouvements libertaires… Pire, leur argumentation jésuitique ajoute à la confusion. Il s’agirait de donner à Chirac son vote mais pas sa voix. Plus on noierait Chirac de bulletins, moins il pourrait se prévaloir de sa victoire. La religion du vote est déjà assez pénible à supporter, elle a désormais son Eucharistie : par la grâce de la transsubstantiation, les bulletins Chirac du dimanche deviendraient lundi autant de libelles anti-Chirac ! Voilà où vingt ans de dépolitisation ont conduit certaines forces militantes.
4. Au contraire, le plébiscite de Chirac donnera beaucoup de poids à la droite, qui a désormais les mains libres pour sortir de la crise avec des mesures les plus réactionnaires. Si, dès le 6 mai, nous ne nous mobilisons pas en masse, l’actuelle union sacrée va permettre à la droite d’agir très vite dans deux directions : renforcer l’arsenal législatif antidémocratique et liberticide, baptisé “ mesure sécuritaire ”, terme commun à la droite et à la gauche plurielle (à l’exception des Verts) ; approfondir les divisions que le plébiscite pour Chirac a fait surgir au sein de l’extrême gauche et des mouvements sociaux. Une répression très dure risque de s’abattre rapidement sur ceux qui refusent l’union sacrée, que la presse comme les manifestants désignent d’ores et déjà comme des “ collabos ”.
Plébiscité, Chirac aura un boulevard devant lui pour accélérer la politique de régression appliquée par le gouvernement Jospin depuis 1995, qui a abouti à une situation inédite : l’accroissement des inégalités et de la pauvreté en pleine croissance économique. Pour en arriver là, il fallait mater le peuple : plan Vigipirate “ renforcé ”, loi “ sécurité quotidienne ”, contrôle croissant de la classe ouvrière avec la loi Aubry sur les 35 heures et la mise en place du PARE, politique systématique de déqualification (emploi-jeunes par exemple), de flexibilité et de précarité, de ruine des statuts protecteurs, refus cynique d’augmenter les minimas sociaux, maintien dans le non-droit de centaines de milliers d’immigrés.
5. Une monumentale manipulation sert de ciment à l’union sacrée autour de Chirac : elle concerne le prétendu danger fasciste. L’utilisation de l’épouvantail Le Pen est un piège à double détente : elle donne une légitimité à bon compte à la gauche pro-capitaliste (et plus largement aujourd’hui au front républicain) ; elle entretient une confusion sur ce qu’est le fascisme et sur ses rapports avec la démocratie bourgeoise républicaine. Le fascisme est une forme particulière de défense et d’organisation du système capitaliste. Partout et toujours – Mussolini, Hitler, Haider, Berlusconi – les fascistes et les extrémistes de droite ont été portés au pouvoir par l’État bourgeois et le capitalisme, le plus souvent grâce à une coalition entre la droite et la gauche social-démocrate, ou bien encore après que cette dernière fut tombée en ruine après avoir mené une politique réactionnaire
En France, la renaissance du parti fasciste a été voulue par Mitterrand au lendemain du “ tournant de la rigueur ” de 1983, alors que la “ déflation compétitive ” et la financiarisation de l’économie plongeaient des millions de travailleurs dans la pauvreté. Les fascistes ont toujours été promus et installés par les défenseurs du système capitaliste, soit comme des solutions de rechange en temps de crise aiguë, soit, comme c’est le cas pour l’instant en France, comme des instruments de combines politiciennes, des faire-valoir et des propagateurs des idées xénophobes. Le Pen est un “ renard d’élevage ” (c’est ainsi qu’il se définit lui-même), tenu en laisse par ses maîtres de la droite et de la gauche officielle, et qui sert entre autres à installer les idées les plus réactionnaires dans les institutions politiques et les esprits.
C’est pourquoi Le Pen et les partis au pouvoir vivent dans une certaine homogénéité, et qu’ils sont en accord sur l’essentiel : la xénophobie d’État et son arsenal législatif (lois anti-immigrés), le racisme (voir la campagne contre les Arabes et l’islam menée notamment après le 11 septembre), les discriminations raciales non combattues, la préférence nationale (sept millions d’emplois refusés aux étrangers à l’Union européenne), la “ sécurité ”, etc.
C’est pourquoi les antifascistes, lorsqu’ils luttent vraiment contre le FN, sont réprimés par les gouvernements, de droite comme de gauche : matraquage des manifestants, condamnation par la justice (Yves Peirat purge à Marseille une peine de cinq ans ferme, soit la moitié de celle infligée à Papon !), dénigrement de certains militants qualifiés mensongèrement de “ négationnistes ”.
C’est pourquoi le gouvernement refuse d’interdire le FN, alors qu’aujourd’hui, pour les besoins de l’union sacrée, il souligne que ce parti “ n’appartient pas au cercle de la démocratie et de la République ”.
C’est pourquoi enfin les partis gouvernementaux sont incapables de lutter contre les fascistes. Comment, en effet, clouer le bec à un fasciste lorsqu’on remplit les centres de rétention, qu’on expulse 10 000 immigrés par an, qu’on en maintient des milliers sans droit dans des zones de transit, comment récuser la préférence nationale quand on maintient les discriminations légales à l’embauche et qu’on a réchauffé l’application de la loi xénophobe (de 1945) qui consiste à n’accepter un étranger dans un emploi qu’après avoir vérifié qu’on ne peut y embaucher un Français ? Comment argumenter lorsqu’on parle soi-même de “mauvaises odeurs” (Chirac), de “seuil de tolérance dépassé” (Mitterrand) sans compter les “bonnes questions” que posent le FN (Fabius en 1984) ? Comment combattre l’antisémitisme de l’extrême droite quand on traite les militants antisionistes d’antisémites ?
Au plan international, les vrais fascistes d’aujourd’hui, comme Bush ou Sharon, sont les alliés des partis de droite et de la gauche plurielle. L’alignement sur la politique impérialiste et liberticide de Bush a conduit la gauche à s’engager dans une troisième guerre impériale en dix ans (contre l’Irak en 1991, contre la Yougoslavie en 1999 et aujourd’hui contre l’Afghanistan). Cette même gauche continue à soutenir Israël et ses crimes de guerre à l’encontre des Palestiniens.
6. Face à cette situation, à cette lame de fond qui semble si difficile à endiguer, les tâches qui nous attendent sont redoutables. La première est la plus facile : le 5 mai, refuser l’union sacrée autour de Chirac, s’abstenir, ou voter blanc ou nul. Mais ensuite ? On sent bien que les réponses que les mouvements sociaux ont cherché à apporter ne suffisent plus. Ces mouvements ont eu de l’importance pour résister à la vague réactionnaire, pour arracher des droits, pour mettre en évidence les grandes questions sociales et politiques laissées de côté par la gauche officielle. Mais bien des militants qui ont participé à ces mouvements en ont ressenti les limites, de manière toujours plus aiguë. Pourquoi ce découpage et ce morcellement des luttes, alors que bien souvent on retrouve les mêmes militants ici pour défendre les droits des Palestiniens, là pour soutenir les sans-papiers, les boîtes en lutte, les chômeurs, etc. Pourquoi cette absence d’organisation, qui laisse les militants avec des moyens dérisoires, et dans l’obligation à chaque fois de tout reconstruire ? Pourquoi cette difficulté à établir des lieux de débats, où s’ébaucherait collectivement une analyse critique de l’ordre existant, propre à accélérer sa subversion ?
La crise actuelle et le débouché ultra-réactionnaire que l’union sacrée prépare, requièrent de notre part un sursaut politique. Il nous faut mette fin à vingt ans de dépolitisation, au cours desquels la politique, l’idéologie, les principes ont été abandonnés ou rejetés. Il nous faut redonner à l’idéologie et à la politique progressistes, anticapitalistes et anti-impérialistes, son rôle irremplaçable pour porter des coups décisifs à la dictature du capital, et à ses composantes fascistes et “ démocratiques ”. Le plébiscite de Chirac et l’union sacrée vont renforcer la machine de guerre mise en place contre les “ gueux ” et les “ classes dangereuses ”. Face à cela, nous, militants anticapitalistes, nous avons la force de nos convictions, de notre intelligence politique, de notre capacité à nous organiser et à nous unir. Utilisons-la !
Non au plébiscite de Chirac ! Non à l’union sacrée organisée pour défendre le système capitaliste ! L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.
Le CED (Comité pour l’égalité des droits)
3 mai 2002
(Le CED a été créé en avril 1999, par des militants français et étrangers qui ont lutté ensemble dans le mouvement des sans-papiers)