A la suite de la seconde Intifada déclenchée le 28 septembre 2000, des manifestations de soutien à la cause palestinienne furent organisées. Comme toujours, le mouvement propalestinien dû subir les habituelles attaques le condamnant pour antisémitisme. Mais, fait nouveau en 2000, l’argument de l’antisémitisme fut utilisé au sein même du mouvement, laissant entendre qu’il était fréquenté voire conduit par des éléments douteux, et même carrément antisémites. J’ai rédigé cette brochure (parue en 2001 aux Editions Le Point du Jour sous le nom de Stéphane Bunel) pour répondre à ces attaques en élargissant le propos, en mettant en évidence la longue complicité entre sionisme et antisémitisme, et d’autre part en soulignant la nécessité de construire un mouvement de l’antiracisme politique et anti-impérialiste.
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L’Israélien dicte au Palestinien la langue et les intentions qui doivent être les siennes. L’alibi des Israéliens que constitue leur lutte pour la survie exige en permanence que l’autre soit un sauvage. Son “ antisémitisme ” doit justifier l’occupation, et toutes les occupations à venir, destinées à consolider la précédente !
LE 28 SEPTEMBRE 2000 commençait la seconde Intifada, le soulèvement généralisé du peuple palestinien pour son indépendance et pour le retour des réfugiés. L’objectif premier est clair : libérer la partie du territoire palestinien occupée depuis 1967, y créer un État indépendant avec Jérusalem comme capitale et assurer le retour des exilés. La politique israélienne, soutenue ou dictée par les États-Unis, va, on le sait, dans un sens opposé, à savoir : étendre les colonies, annexer une partie croissante des territoires occupés de diverses manières (établissement du “ grand Jérusalem ”, système de routes de contournement, etc.), démembrer la Cisjordanie et Gaza afin d’empêcher l’émergence d’une quelconque forme de souveraineté politique, et même d’interdire toute vie économique et sociale normale. Le processus d’Oslo a été l’instrument de cette politique, qui s’est traduite pour les Palestiniens par l’aggravation dramatique de leurs conditions d’existence. Car la “ politique de paix ” des Israéliens suit toujours le même chemin : n’appliquer des accords signés que la partie favorable à la poursuite de leur domination coloniale, ignorer le reste ainsi que les résolutions de l’ONU qui s’accumulent sans aucun effet.
L’affrontement était inéluctable, la visite militarisée de Sharon sur l’esplanade des mosquées servant de détonateur à un soulèvement généralisé qui ne s’arrêtera qu’avec la conquête de leur indépendance par les Palestiniens.
Les dirigeants sionistes israéliens jouent leurs dernières cartes. Celles de la violence militaire et coloniale restent redoutables. C’est une guerre longue qu’Israël entend mener pour étouffer les aspirations du peuple palestinien : bombardements quotidiens, militants assassinés, maisons et quartiers entiers dynamités, routes détruites au bulldozer, interdiction de circuler, blocus économique sévère.
Quant à la propagande qui doit couvrir et justifier cette sauvagerie, elle reste dérisoire. Ce sont toujours les mêmes refrains, entendus jusqu’à l’écœurement. L’État sioniste qui sème la terreur du nord au sud de la Palestine accuse les Palestiniens de terrorisme ; cet État religieux agite le chiffon rouge du “ danger islamiste ” ; ce pays qui organise l’apartheid et ne reconnaît pas l’égalité des droits entre tous ses citoyens veut jouer le rôle du “ rempart démocratique ” contre les “ dictatures arabes ” ; et, enfin, les sionistes, qui ont toujours abdiqué devant les antisémites dont ils ont toujours été les complices, ne cessent de brandir l’argument de l’antisémitisme.
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Le sionisme a toujours qualifié d’antisémite tout mouvement qui s’oppose à lui. Ces accusations ont pris un relief particulier après la création de l’État d’Israël, lorsque les classes dirigeantes européennes se débarrassèrent du fardeau de leurs compromissions en soutenant les sionistes, tandis que les Arabes devaient supporter le poids des crimes de l’Europe dite civilisée. En s’étendant sur une contrée où les juifs n’eurent pas à souffrir des crimes nazis, l’ombre de l’antisémitisme servit à dissimuler la véritable origine du conflit israélo-palestinien : une communauté de colons a créé un État qui se proclame lui-même “ monoethnique ”, s’emparant des terres des Palestiniens, expulsant les uns et maintenant sous le joug colonial les autres.
Mais ce qui est nouveau, c’est que l’argument de l’antisémitisme est aujourd’hui utilisé au sein même du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien. Toute manifestation de solidarité avec le peuple palestinien est contestée sous prétexte d’éventuels “ dérapages antisémites ”.
L’argument a, hélas !, porté : c’est ce qui motive l’écriture de ce texte, car il faut chercher à comprendre l’efficacité nouvelle de cette propagande aussi vieille que simpliste. Nous voulons montrer que cela résulte d’une fausse conception de l’antiracisme, elle-même au service de nombreuses manipulations politiques. Un certain antiracisme (que nous qualifierons d’abstrait, d’humaniste, de sans qualités, d’apolitique) est utilisé par les socialistes et leurs alliés comme un instrument pour étouffer la contestation ou la contrôler. Dans une première partie, nous revenons sur le rôle réactionnaire du sionisme et sur sa compromission historique avec l’antisémitisme, chapitre rendu nécessaire par le fait que la lutte contre le sionisme a été abandonnée.
Le lecteur comprendra que ce texte a une ambition militante : en cherchant à briser un des obstacles à la mobilisation en faveur de la cause palestinienne, nous voulons contribuer à redonner à celle-ci toute la vigueur nécessaire. En démontrant que l’antiracisme ne peut retrouver un sens politique qu’en se rattachant au combat anticapitaliste et anti-impérialiste, nous voulons apporter notre pierre à la reconstruction d’un mouvement révolutionnaire en France.
LE FAIT COLONIAL israélien est aujourd’hui reconnu et dénoncé par une partie croissante de l’opinion. Mais, curieusement, les organisations françaises de gauche refusent de le condamner clairement. Pire, elles dénigrent la lutte des Palestiniens comme celle des militants qui leur expriment leur solidarité. Aujourd’hui en effet, l’argument de l’antisémitisme est utilisé jusque dans les rangs de l’extrême gauche en France.
Pourquoi cette campagne ? La dénonciation antisémite, qui fait de tout antisioniste un antisémite, laisse traîner derrière elle une atmosphère trouble, malsaine, où il apparaît bien vite que l’objectif n’est pas de lutter vraiment contre le racisme. Les auteurs de ces accusations n’ont pas une attitude claire. Qui sont ces journalistes du Monde qui écrivent : “ Les Juifs de France font bloc derrière Israël ”, qui est cet éditorialiste du même journal, qui estime qu’après l’extermination de six millions de juifs, on ne peut plus tolérer l’antisémitisme (et avant ? et les autres formes de racisme ?). Que sont ces associations antiracistes qui en octobre jouaient les vertueux donneurs de leçon, et qui aujourd’hui font chorus avec le Parti socialiste pour réclamer la libération de Papon. “ La référence à l’antisémitisme est commode ” remarquait Maxime Rodinson, qui poursuivait :
“ Chez ceux qui se désignent comme Juifs comme chez ceux qui se proclament leurs amis (leurs pires ennemis à juger sur les résultats), elle sert d’explication passe-partout, de tactique, de stratégie, d’alibi. Elle remplace la pensée, la réflexion, l’analyse. Elle évite les fatigues que peuvent causer ces activités. Surtout, avant tout, en tout premier lieu, elle sauvegarde ou restitue la bonne conscience. Que d’utilités à cette démarche facile ! ” [1]
Que d’utilités en effet, qu’il faut mettre au jour. Et pour ce faire, examinons un peu qui sont ces ardents combattants de l’antisémitisme. Pour la plupart, ils ont voté et soutenu Mitterrand, décoré de la francisque pétainiste, restauré dans la vie politique en 1946 grâce au soutien politique et financier des réseaux d’anciens collabos[2], l’homme qui fit alliance avec Tixier-Vignancour[3] pour faire tomber de Gaulle en 1965, l’homme qui dut son élection de 1981 en partie aux voix de l’extrême droite (geste récompensé par un autre geste, la réhabilitation des généraux de l’oas dès le début de son mandat[4]), Mitterrand, fidèle jusqu’au bout à ses amis collabos et qui termina sa carrière en avouant son admiration pour les soldats de la Wehrmacht “ qui eux aussi se battaient pour un idéal ”. Certes, il est bien commode de couvrir ces actes par de vertueuses paroles antiracistes et de grandes déclarations contre l’antisémitisme.
Mitterrand, vichyste dans l’âme, et pourtant “ grand ami d’Israël ”. Les États-Unis, soutenant à bout de bras l’État hébreu, et qui sont le pays des dernières discriminations judéophobes[5]. Les liens entre sionisme et antisémitisme ont été si souvent démontrés qu’on a peine à y revenir. Mais il le faut, puisque l’abandon de toute critique du sionisme aboutit aujourd’hui à relayer les arguments de cette idéologie raciste.
1. Sionisme et antisémitisme
ISRAËL n’est pas l’État de tous les Israéliens, il est “ l’État juif dans le pays d’Israël ” selon les termes de la Déclaration d’indépendance de 1948. Il représente de surcroît le “ mouvement sioniste mondial ”. Cette définition d’Israël comme État monoethnique a plusieurs conséquences de principe : elle pose d’emblée l’environnement de “ l’État juif ” comme hostile et ses habitants comme indésirables ; elle institue sa propre existence comme mise sans cesse en péril. Mais, en Israël, le “ Juif ” n’a pas seulement l’Autre comme ennemi, il n’en a jamais fini avec lui-même. Car pour définir et protéger la pureté ethnique, il faut des règles et des gardiens qui constituent une réalité symétrique à celle de l’antisémitisme et entretiennent avec lui un jeu de miroir.
Ainsi, comme tout racisme, le sionisme se heurte au problème de la définition du groupe dont il se réclame et des groupes dont il se sépare et qu’il doit, au besoin, éliminer. Depuis le Code noir des colonies françaises jusqu’aux critères judéophobes des nazis et à ceux judéophiles des sionistes, les racistes ont multiplié les critères pour différencier, diviser, classer des groupes et des sous-groupes. Cette machine infernale ne veut pas paraître ce qu’elle est : un instrument politique au service d’intérêts bassement économiques. Elle se pare tantôt des vertus éclairées de la science (c’est ainsi que furent établis au siècle dernier en Allemagne les “ concepts ” de sémite et d’antisémite), tantôt de l’obscure autorité de la religion (les sources bibliques du sionisme).
Le grand rabbinat israélien, gardien de la définition du “ Juif ”, est connu pour l’inquisition minutieuse qu’il conduit dans l’ascendance ethnique pour apprécier la judéité[6].
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Qui est juif ? selon les nazis
“ Les lois racistes de Nuremberg, du 15 septembre 1935, n’apportaient pas de réponse à une question essentielle : qui était juif ? Le Premier décret d’application de la loi sur les citoyens du Reich du 14 novembre 1935 clarifia relativement les choses – même si des conditions plus sévères le rendirent caduc quelque temps plus tard. Selon ce décret, était juif “ quiconque était issu de trois grands-parents totalement juifs par leur race ”. Un grand-parent était considéré comme totalement juif lorsqu’il appartenait à la communauté religieuse juive. On voyait apparaître ici toute l’absurdité de l’idéologie raciale, qui n’avait d’autre choix que la référence à l’appartenance religieuse. Sur cette base inepte, les instances du parti et de l’État travaillèrent, dans les années qui suivirent, à la définition de ce qu’étaient un “ demi-juif ”, un “ quart-juif ”, ou un “ juif au huitième ”. Le régime se préoccupa encore pendant des années de ce qu’on devait faire de certains groupes, les “ métis ” du premier et du deuxième degré, ou les époux “ aryens ” des Juifs. Pour les personnes concernées, cette décision était une question de vie ou de mort. ”
Helmut Berding, Histoire de l’antisémitisme en Allemagne, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1991 (édition allemande : 1988), pages 216-217.
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La démarche de classification des racistes ne parvient jamais à atteindre son objectif : délimiter un groupe ethniquement pur, une “ souche ” comme diraient certains démographes français[7]. Sous des dehors ethniques “ objectifs ”, la définition d’un tel groupe ne peut être en fait que d’ordre politico-économique. Au Québec, on appelle “ nègres blancs ” les exclus qui n’ont pas pris soin de donner à leur peau une couleur conforme à leur existence sociale. Jusque dans les camps de la mort, oui, dans les camps de concentration et d’extermination nazis, l’odieuse machine à classifier poursuivait son œuvre : on y appelait par dérision “ le musulman ” celui qui était tombé dans une solitude, un mutisme, une apathie extrêmes[8].
Dans la belle préface de son livre Les Palestiniens[9], Ania Francos écrit :
“ Je suis d’origine juive, comme dirait mon ami Maxime Rodinson, « au sens hitlérien du terme » ou dans le sens sartrien, « est juif celui qui est considéré juif par les autres ». Et non pas [selon la] formule de Ben Gourion : « Est juif celui qui se sent juif ». Un Palestinien arabe pourra toujours se sentir juif, il ne pourra pas revenir dans son village en Israël. Et la propre petite-fille de Ben Gourion a eu des difficultés pour se marier en Israël où seul le mariage religieux est enregistré, car sa mère est d’origine chrétienne. ”
En Israël, certains journalistes du quotidien Ha’Aretz s’entendent dire : “ vous n’avez plus rien de juif ”. Voilà pour le plan politique. À celui de l’économique, la judéité est à géométrie variable : ce sont les Russes et les falashas éthiopiens qui fouillent les poubelles à la recherche d’une maigre pitance. Et l’État monoethnique sait accueillir des dizaines de milliers de Roumains et de Thaïlandais non-juifs, qui viennent remplacer les travailleurs palestiniens trop souvent bouclés dans leurs territoires-bantoustans.
Discrimination politique et discrimination économique s’unissent pour former ce matériau qui, toujours, sert à construire la catégorie raciale. La définition raciste est avant tout une construction politique qui a l’avantage de passer pour apolitique, parce qu’elle nie le lien politique entre hommes libres pour lui substituer un lien “ naturel ” défini par la race (qui prend aujourd’hui le nom de communauté linguistique, ethnique, religieuse, et parfois… “ insulaire ”). À ce racisme sans couleurs et sans qualités répond la pose antiraciste abstraite, humaniste, morale, à son tour apolitique, lorsque l’antiraciste ne prend pas le soin d’analyser le contenu politico-économique des notions racistes.
Le sionisme pousse les choses plus loin. Le sionisme est une idéologie réactionnaire, raciste[10]. Ses points communs avec l’antisémitisme des nazis sont nombreux : même nationalisme racial, même Lebensraum avec ses annexions de territoire, même définition du citoyen qui légitime les conquêtes. En Israël comme dans l’Allemagne nazie (mais aussi dans l’Allemagne faiblement dénazifiée d’aujourd’hui), l’État estime que quiconque, au-delà des frontières, appartient à la “ race ” est de droit citoyen du pays. C’est en vertu de ce principe que l’État hébreu peut, sans se faire trop réprimander, occuper la terre arabe, y installer des colons et nier le droit au retour des réfugiés palestiniens ; c’est en s’appuyant sur ce principe inscrit dans sa constitution que l’Allemagne a pu absorber un pays souverain, la RDA, sous les applaudissements de la communauté internationale[11].
Comment les sionistes utilisent l’antisémitisme
Cette parenté idéologique entre sionisme et antisémitisme est la source première de leur étroite collaboration au fil de l’histoire.
Theodor Herzl, qui donna son assise au sionisme en publiant en 1896 L’État des Juifs, fut aussi celui qui a installé durablement la collaboration entre les courants sionistes et antisémites. Cette marque indélébile qui caractérise le sionisme, Herzl lui a donné une justification théorique et politique. “ Les antisémites seront nos amis les plus sûrs et les pays antisémites nos alliés ” avait-il annoncé au siècle dernier. C’est pourquoi il rechercha systématiquement à nouer des alliances y compris avec les pires antisémites pour parvenir à ses fins : la création d’un “ État juif ”.
Un épisode particulièrement sombre de cette démarche fut celui des négociations avec le terrible ministre de l’Intérieur de la Russie tsariste, von Plehve, l’organisateur des grands pogroms de 1903, notamment celui de Kichinev[12]. Les termes de l’échange entre Herzl et Plehve sont clairs : la liberté d’action des sionistes russes en échange de l’atténuation des protestations que les récents pogroms avaient soulevées en Occident[13]. Le gouvernement tsariste y trouvait largement son compte. Il faut rappeler qu’en Russie le mouvement ouvrier juif a été l’un des plus forts et des plus organisés. Le Bund, en particulier, fut sans doute la première grande organisation révolutionnaire du prolétariat en Russie. Or les premiers courants sionistes, y compris les sionistes-socialistes (les “ ouvriers de Sion ”, ou Poaley-Tsiyon) prônaient l’apolitisme. Selon eux, la participation des ouvriers juifs à la lutte politique contre le tsarisme ne pouvait qu’accréditer la légende de la “ conspiration juive ”. Ils combattaient notamment la politisation des syndicats pratiquée par le Bund. La tâche principale était à leurs yeux de “ sioniser ” le prolétariat. Il existait ainsi une convergence d’intérêt entre ces courants sionistes et le gouvernement tsariste pour contrer l’influence du Bund[14].
Selon Alain Dieckhoff[15], le fond de la doctrine de Herzl est le suivant : la souveraineté politique ne sera pas conquise par les juifs, mais octroyée par les puissants. Pour Herzl, sionisme et antisémitisme se répondent, et peuvent donc se comprendre : “ l’irréductibilité de l’antisémitisme est liée à l’irréductibilité sociale du groupe juif ”. [16]
Pour Herzl et ses compagnons, le propos n’est pas de lutter contre l’antisémitisme, mais de traiter avec lui pour organiser le départ des juifs. Cette étrange mais constante collaboration des sionistes avec les organisateurs de pogroms n’a donc rien de tactique. Elle repose sur une communauté de vue qui va jusqu’à une xénophobie partagée. Après la révolution d’Octobre, alors que la jeunesse juive, pourtant loin du communisme, rejoint en masse l’Armée rouge face aux pogroms perpétrés par les Blancs, et que des unités juives du Bund (et même du Poaley-Tsiyon) font de même, des dirigeants sionistes collaborent avec les réactionnaires ukrainiens :
“ C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les négociations entamées par le leader sioniste Vladimir Jabotinsky et le dirigeant réactionnaire ukrainien Slavinsky en vue de mettre sur pied une garde juive chargée d’assurer la protection de la population juive sur les arrières des gardes blancs, pendant l’offensive contre-révolutionnaire.
Comme l’observe Wistrich[17],
“ Il se pourrait que le « flirt » de Jabotinsky en 1921 avec le mouvement d’indépendance ukrainien anticommuniste, dirigé par Semyon Petlyura (dont le nom est devenu synonyme des massacres les plus barbares de l’histoire avant Hitler), n’ait pas été de nature purement tactique ou motivé uniquement par sa haine du bolchévisme, mais ait également été la conséquence d’une affinité plus profonde ”. En effet, Jabotinsky, imprégné de l’idéologie de la “ communauté raciale ”, se reconnaissait dans la xénophobie virulente du nationalisme ukrainien. ”[18]
Dans les années 30 et 40, les organisations sionistes (l’Agence juive et l’Organisation sioniste mondiale) refusèrent de combattre le IIIe Reich, allant jusqu’à collaborer avec lui. La priorité était donnée à l’occupation de la Palestine et à la constitution d’un État colonial. Lorsque, après mars 1933, des militants juifs déclenchèrent en Europe et aux États-Unis un mouvement pour boycotter le Reich, les organisations sionistes s’y opposèrent. La Fédération sioniste d’Allemagne publie le 21 juin une déclaration fort explicite :
“ la propagande qui exhorte au boycottage de l’Allemagne de la manière dont elle est fréquemment menée aujourd’hui, va par son essence même, à l’encontre du sionisme. Car le sionisme ne vise pas à combattre [les gouvernements hostiles aux Juifs], mais à [les] convaincre et à construire ”.[19]
En mai 1933, l’Agence juive conclut un premier accord avec le IIIe Reich, connu sous le nom d’accord de la Haavara (“ transfert ”). Ce texte stipule les règles organisant l’émigration des juifs allemands fortunés et le transfert de leurs capitaux : les émigrés allemands ne pouvaient récupérer leurs biens que s’ils s’installaient en Palestine. L’accord de la Haavara a fonctionné jusqu’en 1939. Mais la collaboration se poursuit durant la guerre. Les organisations sionistes étaient représentées en Allemagne et dans les pays conquis à l’Est, pour sélectionner, en accord avec les autorités nazies, le “ matériel humain ” (l’expression est de Ben Gourion) destiné à la colonisation de la Palestine, selon des critères économiques (fortune, qualification, âge, état de santé).
Certains historiens (comme Moshe Zimmermann) font remonter l’alliance entre les organisations sionistes et les nazis avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir. En fait, avant 1933, l’organisation sioniste allemande était très marginale. La plus puissante organisation des juifs d’Allemagne était l’Union centrale, qui luttait pour l’égalité des droits et était jugée “ assimilationniste ”[20]. Dès 1930, les sionistes allemands discutaient avec les nazis pour leur proposer leurs services et souligner leurs intérêts communs (entre autres : le contrôle par les sionistes de la communauté juive). En juin 1933, Blumenfeld, le secrétaire de l’organisation sioniste, envoie un mémorandum à Hitler dans lequel il fait des “ propositions ” sur la base de la “ communauté d’idées entre le nationalisme sioniste et le nationalisme nazi ”[21].
Cette sinistre convergence était critiquée dès cette époque par nombre de juifs. Nathan Weinstock cite par exemple cet éditorial du Bulletin de l’American Jewish Congress du 24 janvier 1936 :
“ La détermination [des nazis] de débarrasser le corps national allemand de l’élément juif a cependant conduit l’hitlérisme à découvrir sa « parenté » avec le sionisme, le nationalisme juif de libération. C’est pourquoi le sionisme est devenu le seul autre parti légalisé dans le Reich et le drapeau sioniste le seul autre drapeau autorisé à flotter en pays nazi. ”[22]
De son côté, la jeunesse dorée juive polonaise paradait en uniformes bruns, cassant les vitrines des journaux juifs de gauche en criant : “ L’Allemagne à Hitler ! L’Italie à Mussolini ! La Palestine à nous ! ”[23]
Après le déclenchement de la guerre, les nazis mirent en place dans les pays occupés des Judenräte (des conseils de notables juifs) qui collaborèrent avec l’occupant. En Hongrie, les leaders du mouvement sioniste hongrois (qui tenait lieu de Judenrat) passèrent des accords précis avec les nazis. L’un d’eux, le Dr Rudolf Kasztner s’entendit avec Eichmann pour laisser partir “ illégalement ” quelques milliers de juifs vers la Palestine ; en échange “ l’ordre et la tranquillité régneraient dans les camps où étaient expédiés en direction d’Auschwitz des centaines et des milliers de juifs ”. La guerre terminée, Kasztner s’enorgueillissait d’avoir sauvé des “ juifs éminents ”, catégorie officiellement introduite par les nazis en 1942[24].
Pour arriver à leurs fins, les nazis utilisèrent la haine de classe que les juifs “ assimilés ” de l’Europe de l’Ouest vouaient aux juifs “ étrangers ”, immigrés de l’Est. En Allemagne, à quelques exceptions près, la bourgeoisie juive se désolidarisa des Ostjuden et des juifs étrangers en général (en exhibant volontiers le “ patriotisme ” des juifs allemands). En France, les notables juifs (rabbinat et consistoire en tête) témoignèrent de la même absence de solidarité avec les juifs immigrés.
“ C’est ainsi qu’avant Vichy, des réfugiés allemands étaient parfois internés dans des conditions tellement épouvantables que, dans un cas extrême, ils vinrent à chercher protection auprès des autorités allemandes. C’est en pleine démocratie française encore que des familles juives étaient dispersées après triage préalable au Vel’ d’hiv’, à Paris, que plus de 5 000 enfants furent internés dans des camps français (où ils se trouvaient toujours en novembre 1940) et que des hommes et des femmes furent expédiés dans des camps, en wagons à bestiaux, dont certains étaient plombés. Or, les dirigeants de la communauté [juive] française n’élevèrent pas la voix contre ce “ pogrom administratif ” dès 1939-1940, qui préparait les persécutions à venir et accoutumait la population à la déportation des étrangers indésirables. ” [25]
Même quand Vichy aggrava les mesures discriminatoires contre les étrangers, l’establishment juif ne protesta pas.
“ C’est pourquoi les notables juifs désignés par Vichy acceptèrent sans murmurer de siéger à l’Union générale des israélites français (ugif), organisme dont la création a été voulue par les nazis et qui était manipulé par eux. ” [26]
Cette parenté entre sionisme et antisémitisme comporte donc son caractère de classe. Certains théoriciens du mouvement sioniste décrivaient les juifs “ du bas de l’échelle ” dans des termes proches de ceux de l’antisémitisme. David Gordon par exemple (1856-1922), théoricien sioniste farouchement antisocialiste, parle des juifs de la diaspora comme un “ peuple parasite ”, dont le parasitisme n’est pas seulement économique, mais s’étend aux domaines de la pensée, de la littérature[27].
Dans son ouvrage déjà cité, Alain Dieckhoff, tout en critiquant les antisionistes qui ramènent le sionisme à “ une ombre portée de l’antisémitisme ”, admet que plusieurs écrivains juifs témoignent que le sionisme peut apparaître comme une inversion de l’antisémitisme. Ce sont toujours les Ostjuden qui sont stigmatisés, les juifs prolétaires, ceux du ghetto. Il cite par exemple l’écrivain Yosef Haïm Brenner, qui dépeint les juifs de Russie
“ comme des êtres couards, timides, mesquins, ignorants, manquant de tenue et de dignité. Une telle description, qui n’aurait pas formellement déparé un écrit antijuif de l’époque, atteste de l’intériorisation partielle de stéréotypes antisémites par le sionisme (déjà repérable chez Herzl). ” [28]
Cette manipulation cynique de l’antisémitisme a été dénoncée dès l’essor du mouvement sioniste. Hannah Arendt, par exemple, a montré comment les sionistes se sont emparés d’une certaine tradition juive consistant à développer une explication non politique et non historique de l’antisémitisme[29]. Cette doctrine d’un “ antisémitisme éternel ” écarte toute possibilité de combattre réellement l’antisémitisme sur son propre terrain, lequel est politique. Elle renvoie à une conception a-historique du destin du “ peuple juif ”. On invoque Jérusalem, “ la capitale éternelle d’Israël ”. L’hymne national de l’État hébreu, la Hatikva, parle de “ l’âme juive ”, de “ l’espoir juif de deux mille ans ”.
Ben Gourion, représentant du Yishouv (nom de la colonie juive implantée en Palestine avant la création d’Israël) était obsédé par l’idée que les juifs persécutés pouvaient se réfugier ailleurs qu’en “ Eretz-Israël ”. Il craignait par dessus tout que les juifs occidentaux se consacrent au “ sauvetage des juifs des camps de concentration ” et négligent “ l’assistance à un foyer national en Palestine ”[30]. Au lendemain de la Nuit de cristal (du 9 au 10 novembre 1938), Ben Gourion s’oppose à la Grande-Bretagne qui propose alors de recueillir quelques milliers d’enfants juifs d’Allemagne et d’Autriche[31]. Il prononce alors cette phrase tristement célèbre :
“ S’il m’était donné la possibilité de choisir entre sauver tous les enfants juifs d’Allemagne en les amenant en Angleterre ou n’en sauver que la moitié en les transportant en Eretz-Israël, j’opterais pour le second terme de l’alternative. Car nous devons considérer, non seulement la vie de ces enfants, mais également l’histoire du peuple d’Israël. ”[32]
Tous les procédés sont bons pour “ penser à l’histoire du peuple d’Israël ”, fut-ce au détriment de la vie des juifs. En novembre 1940[33], l’Agence juive fait sauter, devant l’Ile Maurice, le navire Patria, causant la mort de 240 réfugiés d’Europe pour les empêcher de débarquer ailleurs qu’en Palestine.
L’indifférence du Yishouv à l’égard de l’extermination des juifs d’Europe, la collaboration entre les organisations sionistes et le régime nazi, tout cela est désormais exposé au grand jour et discuté en Israël même par les historiens de “ la nouvelle histoire d’Israël ”. [34]
Le rappel de ces faits n’est pas sans importance pour comprendre la situation actuelle au Moyen-Orient, ainsi que l’impunité et le soutien dont bénéficie Israël. L’idéologie qui a présidé à la naissance et au développement de l’État hébreu est celle du nationalisme, du racisme, du colonialisme. La seule “ pensée politique ” dont l’État d’Israël soit capable, et qu’il exprime à chaque “ crise ” est simple : c’est l’apartheid[35]. Le ministère de la Défense de l’ancien gouvernement Barak a élaboré le plan de la “ hafrada ” (séparation, ségrégation), qui n’est rien d’autre qu’un durcissement de l’actuelle politique des bantoustans[36] mise en place sous couvert du processus de paix. Ce plan, soutenu par une bonne partie de la gauche, révélait un autre objectif de l’impérialisme dans cette région (comme partout ailleurs) : empêcher qu’un État puisse être viable économiquement et prospérer en toute indépendance[37]. C’est ce qui a conduit l’impérialisme à détruire l’État libanais, à faire la guerre contre l’Irak et à empêcher le développement de ce dernier par l’embargo et les bombardements quotidiens.
On comprend dès lors pourquoi les forces politiques qui défendent l’impérialisme mettent autant d’empressement à utiliser l’argument de l’antisémitisme. Après la Deuxième Guerre mondiale, en pleine période de croissance des luttes anticoloniales, comment le “ monde civilisé ” pouvait-il soutenir sans réserve la dernière entreprise coloniale du siècle ? Comment cet État d’Israël, raciste et colonialiste, peut-il rester aujourd’hui impuni et être défendu par “ la communauté internationale ” ? Ce soutien sans faille doit s’abriter derrière les valeurs de l’antiracisme et de la démocratie. La dénonciation d’un “ antisémitisme éternel ” contre lequel on prend des poses combattantes sert précisément à cela. C’est pourquoi les sionistes et leurs soutiens font tant d’efforts pour préserver l’obscurantisme qui entoure la question de l’antisémitisme, c’est pourquoi ils sont si soucieux de faire de la politique d’extermination nazie un événement hors de l’histoire[38], c’est pourquoi ils sont si prompts à étouffer la voix de tous ceux, militants, historiens, politologues, qui cherchent à situer historiquement l’antisémitisme.
Car au cœur de cette tradition d’un antisémitisme éternel prend place le culte du souvenir de la Shoa, présenté par les sionistes comme un événement isolé, exceptionnel, hors de l’histoire. Cette “ manipulation du deuil ” est désormais vivement critiquée en Israël même, notamment par les historiens que nous avons déjà évoqués[39]. Le nationalisme sioniste fait constamment le parallèle entre la Shoa et la menace d’une nouvelle extermination qui serait l’œuvre des pays arabes[40]. Cette manipulation du souvenir, qui sert en Israël des intérêts nationalistes, a trouvé en Europe de puissants relais qui y voient d’autres avantages. Les États de l’Europe civilisée cherchent par là à faire oublier leur propre racisme colonial, source de tant de crimes et de génocides. Il veulent enfin empêcher toute réflexion sur ce qui peut relier le régime nazi et les régimes démocratiques. C’est ce point qu’il nous faut maintenant examiner.
L’antisémitisme du régime nazi dans l’histoire
Les vieilles puissances coloniales et démocratiques ont montré à visage découvert leur racisme barbare hors de leurs frontières, dans le monde “ non civilisé ” des colonies. Dans son essai, écrit à chaud, sur le système nazi[41], Franz Neumann insiste sur ce point : dans les vieux pays coloniaux, la théorie de la souveraineté populaire et nationale, impliquant que les nations sont sur un pied d’égalité, a coexisté sans difficultés avec une expansion coloniale qui glorifiait les caractères raciaux et biologiques du colonisateur censés le rendre supérieur aux colonisés. Cette coexistence était possible parce que la conquête visait des contrées lointaines et plus faibles. Arrivée trop tard pour le partage des terres, l’Allemagne n’est pas un État colonial du même type. Son expansionnisme, dirigé contre les puissants États voisins, exigeait de jeter la nation entière dans la guerre. D’où la nécessité d’élaborer en Allemagne même une théorie de la race supérieure, susceptible d’organiser au niveau requis la mobilisation belliqueuse : l’expansion à l’Est a pour but de libérer les “ frères de race ” du joug étranger. L’antisémitisme fournit une justification à cette expansion vers l’Est. Or c’est à l’Est et au Sud-Est que les juifs forment d’importants blocs minoritaires (l’Allemagne comptait en 1939 environ 250 000 juifs, sachant qu’un même nombre avait émigré de 1933 à 1939[42]. Les futures conquêtes de l’est en comportaient plus de cinq millions).
“ La thèse de la supériorité raciale allemande et de l’infériorité raciale juive permet d’asservir totalement les juifs de l’Est et par là d’opposer une minorité à une autre. Elle établit en fait une hiérarchie de races, n’accordant aucun droit aux juifs, quelques-uns aux Polonais, davantage aux Ukrainiens – puisqu’ils vivent eux aussi en Russie soviétique et qu’il faut se les concilier. Seuls les Allemands jouissent de la totalité des droits. ”[43]
Ce que l’Europe a subi sous le joug nazi, d’autres contrées l’avaient connu par le fait de l’action civilisatrice de puissances coloniales et démocratiques. Aimé Césaire rappelait qu’on ne pardonnait pas à Hitler
“ d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique ”. Le langage d’Hitler n’a pas surpris les colonisés car, dans la bouche de leurs maîtres, “ c’était déjà Hitler qui parlait ! ”[44]
Si l’antisémitisme a imprégné la politique de l’État nazi, ce n’est pas en raison d’une prétendue judéophobie profonde et séculaire du peuple allemand. Beaucoup disent qu’il était moins virulent qu’en France par exemple. Ceux qui prétendent qu’un fossé infranchissable sépare les régimes nazis et démocratiques ont intérêt à faire du racisme et de l’antisémitisme la source de l’État hitlérien. Mais la réalité historique les réfute. Examinons à cet égard ces deux questions : Les nazis ont-ils eu d’emblée l’intention d’exterminer les juifs ? Le racisme est-il à l’origine de l’État hitlérien ?
Quand les nazis eurent-ils l’intention d’exterminer les juifs ?
La plupart des historiens réfutent aujourd’hui la thèse de la préméditation[45] et s’accordent pour estimer qu’un seuil sépare l’émigration, les persécutions, les massacres sporadiques d’une part, et la destruction systématique d’autre part. Ce seuil a été franchi après l’invasion de l’urss, le 22 juin 1941. Dans un ouvrage qui fait date[46], l’historien nord-américain Arno Mayer décrit les étapes de l’escalade : la politique d’expulsion des juifs (d’abord étrangers) pour “ purifier l’Allemagne ”, puis, à partir de l’automne 1941 et la conquête des terres de l’Est, les premiers massacres aveugles des juifs, mais “ ces tueries restaient corrélées au cours des opérations militaires et ne frappaient les juifs que dans les territoires détenus par les Soviétiques ”.[47] Puis, le 20 janvier 1942, la conférence de Wannsee met en place la “ solution finale ”.
Selon Arno Mayer, la vision “ linéaire et téléologique ” du judéocide s’appuie sur une lecture réductrice des documents où les historiens réductionnistes ne voient que les ordres qui concernent les juifs en oubliant que les opérations étaient dirigées contre tout l’éventail des ennemis de l’Allemagne, tels que l’idéologie nazie les avait définis. En fait, la Guerre froide a entraîné chez de nombreux esprits “ l’oubli ” que l’anticommunisme était un pilier de l’édifice nazi, qu’antisémitisme et anticommunisme étaient intimement liés et formaient la trame de Mein Kampf et des discours nazis.
Pour Arno Mayer , “ dès la fin de 1941, la lutte contre l’Armée rouge, la “ croisade ” contre le bolchevisme et la guerre contre les juifs, devenues totales, étaient unies par un lien fatal ”.[48] Les premiers gazages de juifs, à Chelmno, près de Varsovie, ont probablement eu lieu au début de décembre 1941, au moment où la Wehrmacht subissait de terribles revers devant Moscou. Le massacre de Babi Yar, où 34 000 juifs soviétiques de Kiev trouvèrent la mort, coïncide avec l’âpre bataille de cette ville et avec le durcissement de la guerre à l’Est, en septembre 1941. Arno Mayer conclut :
“ La radicalisation de la guerre contre les Juifs était corrélée à la radicalité de la guerre contre l’Union soviétique. Les deux guerres ont une origine idéologique commune. L’opération Barberousse incarne les principales doctrines de l’idéologie-action hitlérienne. Ancrée dans un darwinisme social-raciste, la guerre à l’Est avait un quadruple objectif : conquérir un Lebensraum aux dépens de la Russie, asservir la population slave, écraser le régime soviétique, et liquider ce que l’on présentait comme le centre nerveux du bolchevisme international. Pour les guerriers politiques du IIIe Reich, dans l’ »ennemi commun » qu’il fallait abattre par une croisade contre le « judéo-bolchevisme », les Juifs jouaient un rôle important, voire dirigeant. ”[49]
Le racisme appartient-il en propre à l’État hitlérien ?
Quant au second point (le statut du racisme dans les fondements de l’État hitlérien), il fait l’objet d’âpres polémiques, parce qu’il amène la question de savoir si les bases de l’État hitlérien et celles de l’État bourgeois démocratique sont radicalement différentes. Dès qu’elle est abordée, cette question suscite une levée de bouclier, et, une fois de plus, la dénonciation négationniste fait office d’argument pour stigmatiser les uns ou les autres. Malgré d’infinies précautions, Gérard Noiriel en a fait l’expérience après la publication de son récent ouvrage[50] où il montre la continuité entre la IIIe République et le régime de Vichy, en particulier dans le domaine de la discrimination à l’encontre des étrangers et des Français d’origine étrangère.
Selon Noiriel, la IIIe République est caractérisée par la formation de la communauté nationale, où citoyenneté et nationalité coïncident. La construction, sur cette base, de la nationalité française va de pair avec toute une législation de protection du marché du travail national. Un cadre législatif xénophobe est mis en place, que Vichy put utiliser sans difficulté en rendant incompatible le mot “ juif ” et le mot “ Français ” :
“ En considérant tous les Juifs comme des « étrangers », les porte-parole du régime de Vichy ont pu justifier les discriminations antisémites tout en continuant à se réclamer des principes d’égalité républicaine puisque pour la République, ces principes ne valent que pour les « nationaux »”.[51]
Noiriel montre comment, dans les années 20, la réflexion sur la nationalité se situe au sein d’un projet politique plus vaste qu’il qualifie d’“ eugénisme à la française ”, qui consiste à “ régénérer ” la population en favorisant la natalité et l’immigration, à condition que celle-ci soit “ saine ” et “ européenne ”. Or, constate Noiriel, la France de la Libération ne rompt pas avec cette doctrine. Pire, les critères de “ capacité d’assimilation ” et de santé physique et mentale sont pour la première fois inscrits explicitement dans la loi en 1945 (Ordonnance du 19 octobre 1945 sur le Code de la nationalité).
“ La perspective eugéniste, visant à recruter des étrangers pour améliorer la population française, a été intégrée dans la loi au moment même où la démocratie triomphait à nouveau ! À la réflexion, cela n’est pas vraiment étonnant. Comme on l’a vu en effet, les partisans de Pétain et les gaullistes étaient d’accord au moins sur une chose : c’est que la IIIe République avait été trop « laxiste » en matière de naturalisation. C’est pourquoi l’ordonnance de 1945 est particulièrement restrictive sur ce point. ”[52]
L’eugénisme n’est pas l’apanage des régimes fascistes, et bien des régimes démocratiques ont appliqué cette doctrine cruelle, notamment à l’encontre des malades mentaux. Or l’eugénisme fait l’objet des premières lois adoptées par l’Allemagne nazie, en juillet puis octobre 1933, bien avant les lois de Nuremberg de 1935. 70 000 malades mentaux et autres furent liquidés en Allemagne entre 1939 et 1941. En mars 1941, Victor Brack, l’organisateur de ces opérations d’euthanasie, proposa des méthodes permettant la stérilisation de 3 à 4 000 juifs par jour.[53] Giorgio Agamben estime pour sa part qu’on ne peut comprendre les lois sur la discrimination des juifs que si on les replace dans le contexte général de la législation et de la pratique “ biopolitique ” du national-socialisme.[54]
En dépit des études des historiens et de leurs révélations étayées de façon irréfutable, le point de savoir quels liens rattachent les régimes démocratique et nazi reste une des questions les plus controversées. Les dispositifs de discriminations légales existent dans les deux cadres : ces discriminations deviennent peu à peu légitimes, un puissant appareil administratif et policier les entretient et ferme les yeux sur les comportements racistes et xénophobes qu’elles engendrent. Dans une vieille puissance coloniale comme la France, discriminations sociales et raciales s’interpénètrent en même temps que la république se met en place, les unes servant à construire les autres.
Sur le plan politique, démonter ce mécanisme fondamental et les discours qui le recouvrent, montrer qu’existe sur ce point une continuité entre démocratie et nazisme, et donc faire de la lutte contre les lois discriminatoires inhumaines une bataille politique essentielle, tout cela reste une tâche ardue et qui place ses promoteurs bien souvent à contre-courant.
Pour conclure sur le combat que le sionisme prétend mener contre l’antisémitisme, il est clair que le premier ne saurait venir à bout du dernier parce que celui-ci lui sert de miroir et qu’il en a besoin dans ses manipulations nationalistes.
Et, pour revenir à la situation récente en France, le constat est tout aussi clair : les dirigeants de la gauche ou de l’extrême gauche qui ont utilisé l’argument de l’antisémitisme n’ont en rien engagé une lutte réelle contre lui. Ils ont donné dans la phrase. Sur le terrain, aucun d’entre eux n’étaient là pour diffuser dans la jeunesse populaire le soutien internationaliste aux Palestiniens, ni pour organiser une manifestation d’une haute tenue politique. Et ce sont ces gens-là qui osent aujourd’hui réclamer de la part des militants anti-impérialistes des professions de foi contre l’antisémitisme !
Auraient-ils donc besoin eux aussi de remuer les eaux troubles de l’antisémitisme, et dans quel but ?
C’est ce qu’il nous faut analyser maintenant.
2. Quand la gauche use de l’antiracisme
LA CAMPAGNE de dénonciation antisémite lancée contre les militants et manifestants internationalistes eut tôt fait de révéler sa cible : “ les jeunes de banlieue ”, comme l’a indiqué le jour même de la manifestation du 7 octobre 2000 une éminente responsable de la LDH, Madeleine Rebérioux. Un autre spécialiste de l’antiracisme précise : “ Il y a un danger à ce que l’antijudaïsme devienne une forme de contestation sociale ”.[55]
Ces propos sentent le réchauffé. Il y a dix-huit ans déjà, le Parti socialiste s’alliait aux sionistes pour tenter d’“ encadrer ” la jeunesse populaire et étouffer sa révolte. Il n’est pas inutile d’en rappeler les circonstances
La Marche pour l’Égalité et la réponse du pouvoir de gauche
Le 3 décembre 1983, 100 000 jeunes manifestent à Paris, à l’occasion de l’arrivée de la Marche pour l’Égalité et contre le Racisme. L’année suivante, Convergence 84 multiplie les manifestations. Au cours de ces marches, les jeunes se heurtent aux antiracistes humanistes qui cherchent à imprégner le mouvement avec une morale abstraite, à l’orienter contre le “ racisme en général ” pour le dépolitiser et pour protéger le pouvoir socialiste. À l’opposé des antiracistes abstraits, les manifestants mettent en avant des faits précis : contrôles incessants, assassinats de jeunes par des policiers restés impunis, chasse à l’immigré clandestin (c’est l’époque où le gouvernement socialiste légalise et remplit les centres de rétention), montée du chômage, aggravation des inégalités sociales.[56]
La sollicitude paternaliste des antiracistes humanistes montra clairement ses limites lorsque les jeunes marcheurs voulurent se mêler de ce qui les regarde : les luttes ouvrières. Le ton avait déjà été donné par le premier ministre de l’époque, Mauroy, qui avait traité les grévistes de Citroën-Aulnay “ d’intégristes chiites ” et dénoncé “ la manipulation des immigrés par des groupes et mouvements qui n’ont rien à voir avec la réalité française… ”. Quelques jours avant l’arrivée de la Marche de 1983, c’était au tour des os de Talbot-Poissy de déclencher une grève et d’occuper leur usine pour protester contre un plan de restructuration prévoyant quelque 3 000 licenciements secs. La répression patronale est très dure. Mais le conflit prend un tour particulier lorsqu’un matin les non-grévistes, protégés par les crs qui viennent d’arriver, crient : “ les Noirs à la Seine, les Arabes au four ”. Lorsque le Collectif jeune de la région parisienne décida d’organiser une manifestation commune avec les os de Talbot, les amis du pouvoir lui conseillèrent de n’en rien faire. La manifestation eut tout de même lieu, sans qu’aucune organisation politique ou antiraciste n’y participe.
Le gouvernement socialiste constatait avec inquiétude le développement de deux tendances dans le mouvement : une solidarité de classe avec les ouvriers d’une part, et la référence internationale à la lutte des Palestiniens d’autre part. La plupart des marcheurs portaient en effet le keffieh (que leurs délégués durent enlever pour être reçus à l’Élysée). Le pouvoir riposta sans lésiner sur les moyens, afin de renforcer le courant moral et apolitique de l’antiracisme et noyer la question du racisme anti-arabe et anti-immigré dans un ensemble plus vaste. L’Élysée crée de toute pièce fin 1984 sos-Racisme[57]. Les publicitaires conçoivent la petite main jaune, “ hybride de la main de Fatma et de l’étoile jaune des juifs sous le nazisme ”, comme l’écrit Mogniss Abdallah.[58] Le mouvement est co-fondé par des socialistes (comme l’ex-lcr Julien Dray), et des membres d’une organisation sioniste, l’uejf (Union des étudiants juifs de France).
Le slogan “ Touche pas à mon pote ” présente l’avantage de changer la cible : l’ennemi n’est plus l’État et ses institutions répressives, où naissent et d’où se propagent xénophobie et arbitraire, ce n’est plus le système d’exploitation capitaliste qui organise les discriminations sociales. La cible, c’est le commun des mortels, qui doit faire son examen de conscience, c’est le voisin raciste, c’est le racisme du petit peuple, car, pour les élites politiques et intellectuelles, le racisme “ ordinaire ”, c’est le racisme des gens “ ordinaires ”, comme l’avait noté Claude Grignon.[59]
Ainsi, pour être dignes de compassion, les victimes du racisme doivent-elles se soumettre à certaines conditions. Les critères fixés par l’“ élite antiraciste ” et les leçons de morale qu’elle dispense masquent à grand peine les sentiments de peur et de haine nourris à l’encontre de la jeunesse populaire. C’est que l’antiracisme humaniste abstrait est composé d’un singulier ingrédient : le racisme de classe. L’un sert parfois à dissimuler l’autre. C’est en gardant cela à l’esprit que l’on peut comprendre pourquoi les victimes d’hier se retrouvent si facilement aujourd’hui sur le banc des accusés.
Racisme et antiracisme sont ainsi manipulés dans un jeu cynique, dont nous relèverons quelques caractéristiques.
L’alliance entre la social-démocratie et le sionisme
Le ralliement des organisations antiracistes et d’une partie de l’extrême gauche à la campagne sioniste n’est qu’un signe de plus de leur soumission au socialisme mitterrandien. Chez certains, le refus de combattre le sionisme ou l’alliance avec lui sont récentes, et participent d’une évolution générale caractérisée par une soumission grandissante aux intérêts nord-américains. Chez d’autres, la défense du sionisme est ancienne. On songe à la Ligue des droits de l’homme (LDH). Lorsqu’en juin 1967, au moment de la “ guerre des six jours ”, la France fut le théâtre d’une campagne raciste anti-arabe sans précédent (qui provoqua de nombreuse agressions physiques contre des travailleurs et des étudiants arabes), la LDH ferma les yeux. Son président d’alors, le socialiste Daniel Mayer, participa activement aux opérations de propagande sioniste. Il déclara même avoir enfin trouvé la cause juste qu’il avait vainement cherchée toute sa vie.[60] Ce racisme anti-arabe, qui se présentait comme un décalque de l’antisémitisme[61], laisse donc de marbre les antiracistes officiels (à l’exception du MRAP à l’époque). La LDH refusa même de s’occuper d’une affaire de torture pratiquée par les Israéliens à Gaza.
Lors d’un séjour en Israël en 1974, Badinter, aujourd’hui préoccupé par le sort carcéral d’un complice de l’extermination des juifs, ferma sa porte aux Palestiniens venus lui exposer la situation de leurs compatriotes prisonniers. Lors d’un autre voyage, trois ans plus tard, il tenta de justifier la répression et les tortures par l’obligation qu’avait Israël de se défendre.[62]
Lorsque de Gaulle désigna en 1967 Israël pour ce qu’il est, un État agresseur, un tollé souleva la France politique : c’est encore un socialiste, Mitterrand, que l’on retrouve (aux côtés de Giscard) à la tête d’une campagne de soutien à l’État juif et de condamnation de l’embargo décidé par de Gaulle.
Mitterrand qui, étudiant, défilait pour “ chasser les métèques de France ”, s’est pris tardivement d’amitié pour Israël, en fait dans les années 50, au moment où s’est nouée l’alliance franco-israélienne plus tard remise en cause par de Gaulle. Il fut un artisan de ce rapprochement et l’un des membres fondateurs du Comité parlementaire pour l’Alliance France-Israël. En 1956, il soutint l’agression impérialiste de Suez menée par Guy Mollet aux côtés d’Israël pour tenter d’abattre Nasser, agression qu’il ne remit jamais en question.
Les sionistes de Tel-Aviv lui en furent toujours reconnaissants et attendirent impatiemment son arrivée au pouvoir. Lorsque Mitterrand fit sa deuxième visite en Israël en 1976 (avec Lionel Jospin), il fut reçu comme un véritable chef de gouvernement.
Dans les années précédant sa montée au pouvoir, Mitterrand, comme son nouveau parti, le ps, en restait à de vagues déclarations sur les “ droits nationaux ” du peuple palestinien, sans jamais mentionner ce qui faisait obstacle à la réalisation de ces droits. En fait, le seul principe que Mitterrand voulait prendre en compte au Proche-Orient, c’est le droit d’Israël à l’existence. Le droit des Palestiniens restait au second plan, subordonné à l’invocation de la sécurité d’Israël et de la nécessité de doter Israël des moyens de sa sécurité.[63] A la fin du septennat de Giscard, il reproche à ce dernier son attitude réservée à l’égard de la paix séparée que l’Egypte vient de signer avec l’État sioniste. Le futur président socialiste est alors en pleine campagne pour rechercher ouvertement les “ voix juives ”. En avril 1980, il cautionne par sa présence les “ Douze heures pour Israël ” qui marquèrent le lancement de la campagne du Renouveau juif pour le vote sanction à la présidentielle (contre Giscard, accusé d’avoir maintenu la “ politique arabe ” de la France).[64]
Les premiers mois du nouveau septennat donnèrent de multiples occasions à Mitterrand de manifester son amitié avec les sionistes. Dès le mois de juin 1981, il annule la circulaire de Barre qui restreint le commerce avec Israël. Le 7 juin, l’aviation israélienne bombarde le réacteur nucléaire irakien de Tammouz (réacteur fourni par la France) : la réaction du nouveau gouvernement est très modérée et n’entame pas les relations avec l’agresseur. En juillet, l’aviation israélienne bombarde cette fois Beyrouth, faisant une centaine de morts et plus de six cents blessés. Mitterrand se contente de remarquer qu’Israël n’est pas le seul État à pratiquer ce genre de choses et il laisse entendre que les torts sont partagés… Lorsqu’en décembre 1981, Israël décide d’annexer le Golan, la France fait part d’une simple mise en garde et s’oppose à l’adoption de sanctions.
Bref, le socialisme français a été depuis longtemps un ardent allié des sionistes : de Léon Blum qui, dans les années 20, tentait de placer son sionisme au service d’une présence française dans la région, à Mitterrand en passant par Guy Mollet, qui estimait “ devoir la bombe atomique à Israël ”, après la malheureuse aventure de Suez et “ pour faire contrepoids à l’Egypte ”.
L’alliance entre la social-démocratie et l’extrême droite
Dans de nombreux pays, l’alliance entre les socialistes et l’extrême droite a constitué une pièce essentielle de l’antiracisme manipulateur : il ne s’agit pas d’une alliance ouverte, mais d’une forme particulièrement cynique de manœuvre politique. Pendant qu’en coulisses on favorise le développement de l’extrême droite, sur la scène politique on prend des poses antiracistes et antifascistes théâtrales. Chacun est convié à admirer et à applaudir les poseurs et les phraseurs, et fermement prié d’en rester là puisque le propos n’est pas de combattre réellement le fléau.
La récente affaire Haider a en quelque sorte internationalisé la méthode. On se souvient qu’au début de l’année 2000, la participation du parti libéral (le FPÖ) au gouvernement autrichien a suscité des protestations aussi consensuelles qu’éphémères. Les dirigeants de la gauche jouaient des coudes pour se montrer au premier rang des manifestations, tandis que des sanctions “ terribles ” furent prise à l’encontre de l’Autriche, qui se résument en gros à un refus de serrer la main aux ministres FPÖ (pendant quelques mois seulement, qu’on se rassure). Ces slogans antifascistes étaient fort utiles pour couvrir les méfaits de la politique de l’Europe de Maastricht.[65] Mais ils servaient aussi à laisser dans l’ombre les liens entre le parti socialiste autrichien et les ex-nazis.[66]
Or le SPÖ (le parti socialiste autrichien), membre éminent de l’Internationale socialiste aux côtés du PS, favorisa dès 1949 l’émergence du petit parti d’ex-nazis, le VdU (l’Union des Indépendants), qui donna par la suite naissance au FPÖ en 1956. Par ailleurs, le SPÖ fut le premier parti à passer une alliance avec le parti de Haider[67], sans doute par pure tactique politique, avec le vieux prétexte, toujours le même, de “ diviser la droite ”. Mais le mal est plus profond. Dès l’immédiat après-guerre, le SPÖ a patronné la réintégration des ex-nazis dans la vie politique et économique de l’Autriche, dans ses propres rangs et dans ceux du pouvoir. En 1970, le premier gouvernement socialiste monocolore comptait quatre anciens nazis sur onze ministres.
En France, les liens entre Mitterrand et l’extrême droite sont désormais suffisamment connus[68] pour que nous ne retenions ici que ce trait essentiel que l’on retrouve ailleurs : le danger fasciste, démesurément grossi, sert à rassembler la gauche et l’extrême gauche sous l’aile protectrice des socialistes (surtout lorsqu’ils sont au gouvernement), à condition qu’aucune lutte réelle, politique, ne soit menée contre l’extrême droite, qu’aucune mesure sérieuse ne soit prise pour l’étouffer.
Le Pen est démis de son mandat européen non pas en raison de son idéologie ou de son passé algérien, mais parce qu’il a molesté une députée socialiste. Le gouvernement de la gauche allemande convoque des manifestations pour se demander s’il faut interdire les parti néo-nazis qui, depuis des dizaines d’années, défilent sous la protection de la police. En France, le GUD mène ses activités antisémites et racistes en toute impunité. Cela fait des années que, autour des défilés du FN, des individus crient “ Mort aux juifs ! ” sans que cela n’entraîne de contre-mesures. En Espagne, en Allemagne, en France, les manifestations contre les fascistes, dès qu’elles prennent de l’ampleur, sont durement réprimées par la police. Les socialistes au pouvoir prennent une mine effarouchée quand est posée la question de l’interdiction du FN (cinq minutes suffiraient, et les trois-quarts du pays applaudiraient), et, pendant ce temps, la police protège les meetings fascistes et matraque les contre-manifestants, comme dans les années 30 en Allemagne et en Autriche.
À Marseille, à la suite du meurtre d’Ibrahim Ali par trois colleurs d’affiche du FN en avril 1995, des militants antifascistes, se présentant sous le nom de ftp (en mémoire des résistants ftp-moi), attaquent au cocktail molotov et à l’explosif plusieurs locaux du FN. Deux militants sont arrêtés et jetés en prison : Yves Peirat et William Ferrari, condamnés par la justice, lâchés par la gauche et une partie de l’extrême gauche.[69] Yves Peirat révèle que le refus de sa troisième demande de remise en liberté est justifié entre autres par le fait qu’il a porté atteinte de manière grave et réitérée aux biens d’autrui. Bref, les fascistes respectent la propriété privée, pas les antifascistes : la justice démocratique doit donc passer.
Lors de son procès, le 6 février 2001, Peirat s’est expliqué clairement, pour dire que “ le fascisme n’a jamais posé les bonnes questions comme le croyait M. Fabius ” et pour affirmer qu’on ne discute pas avec le fascisme, on le combat. Le tort de Peirat est donc de vouloir combattre réellement le fascisme, hors de l’antiracisme abstrait et des manipulations cyniques qu’il recouvre. Curieux rapprochement, c’est pratiquement le jour anniversaire de l’élimination des résistants de l’Affiche rouge (le 21 février) qu’Yves Peirat a été condamné à cinq ans de prison ferme, soit la moitié de la peine infligée à Papon. William Ferrari écope de dix-huit mois dont quatorze avec sursis.
La manipulation de l’antiracisme comporte ainsi de multiples aspects : manœuvres d’alliance en coulisse avec l’extrême droite, répression des militants qui combattent réellement les fascistes, utilisation de l’épouvantail de l’extrême droite pour rassembler autour du Parti socialiste. Mais un autre objectif est poursuivi à plus long terme : il s’agit d’installer l’idée qu’il y a égalité de droit entre un fasciste et un démocrate, il s’agit de révéler l’impuissance de toute action politique face au fascisme, et, en fin de compte, de participer ainsi à l’écrasement du politique. Quiconque a milité dans les différents mouvements depuis que la gauche est au pouvoir peut faire le constat suivant : la gauche et ses amis ont passé mille fois plus de temps à étouffer notre voix et à réprimer nos actions qu’à s’occuper de l’extrême droite.
Racisme populaire ou racisme d’État ?
La pose antiraciste ou antifasciste des gouvernants de gauche sert à détourner l’attention des agissements du pouvoir. C’est pourquoi les antiracistes manipulateurs affirment que le racisme ne vient jamais du pouvoir d’État. Son origine serait dans le peuple, dans ces sentiments troubles et obscures propres à la masse peu éclairée. L’antiraciste est prié de trouver dans l’État un allié naturel et nécessaire pour lutter contre le danger fasciste. Cette thèse cherche à se donner des justifications historiques qui se résument à un seul argument : le nazisme doit son essor au soutien de couches moyennes laminées par la crise, la classe ouvrière ayant de son côté basculé d’un extrême à l’autre.[70]
Cette thèse simpliste a depuis longtemps volé en éclats sous les coups portés par de nombreux historiens, elle est pourtant sans cesse rejouée et adaptée.
Elle était déjà controversée à l’époque même du nazisme. Dans l’ouvrage déjà cité, Franz Neumann résume ainsi la thèse du racisme populaire : “ le nazisme est l’expression cohérente d’un désir spontané des masses ; le racisme plonge ses racines dans les profondeurs des masses ; le culte du chef est un phénomène semi-religieux authentique ”. Neumann aligne ses contre-arguments : le nazisme est “ un système destiné à prendre au piège les masses ” (sur la base d’une répression anti-ouvrière inouïe) ; le racisme “ est le fait de petits groupes isolés ” ; le culte du chef “ est un simple subterfuge destiné à interdire toute compréhension de la façon dont les mécanismes socio-économiques fonctionnent ”.[71]
Le rôle de la haute bourgeoisie dans la montée du fascisme est sous-estimé. Pourtant, c’est bien elle qui soutenait dans sa masse le parti nazi. Contrairement à une idée répandue, il n’y a pas eu dans l’Allemagne des années 30 une prise du pouvoir par une bande de parvenus issus des couches populaires.
Sous le nazisme, “ les chasses gardées, telles que la grande industrie, la fonction publique et l’armée, ont continué à recruter la plupart de leurs cadres dirigeants dans les mêmes couches sociales qu’avant 1933. […] L’organisation du parti la plus importante et la plus puissante, la SS, recrutait essentiellement dans les couches supérieures de la société. ”[72]
La classe ouvrière a été profondément atteinte : une répression féroce, la perte de toute possibilité d’expression politique et syndicale, une atomisation croissante. Toutefois, Kershaw, à l’instar de nombreux historiens qu’il cite[73], estime que la propagande nazie n’eut pas de prise sur une masse de travailleurs qui gardèrent leur conscience de classe, notamment parmi la vieille génération. C’est chez les jeunes ouvriers que la force d’entraînement du mouvement nazi trouvait un écho favorable, surtout après que des centaines de milliers de militants ouvriers furent assassinés ou jetés dans les camps de concentration.
Bref, la légende du racisme populaire sert à masquer la responsabilité des classes dirigeantes dans l’horreur nazie et à dissocier nazisme et capitalisme. Condamnons à la rigueur le premier, pourvu que l’autre continue à prospérer. Et même –petite touche ajoutée par le savoir-faire social-démocrate – que la condamnation abstraite de l’un serve à la prospérité concrète de l’autre !
Un (anti-)racisme sans contenu de classe
Nous touchons là à une caractéristique essentielle de l’antiracisme abstrait et manipulateur : s’enflammant contre le racisme “ en général ”, il occulte le lien qui attache racisme et domination de classe et ignore les voies concrètes par lesquelles les discriminations raciales forment les pointes avancées des discriminations de classe. Comprendre cette relation, qui est la chose la plus nécessaire pour combattre efficacement le racisme, exige plus d’efforts que de débiter des généralités moralisatrices.
La méconnaissance du caractère historique des formes du racisme conduit l’antiraciste abstrait à sous-estimer le racisme. Il n’en perçoit ni les ressorts ni la signification. Sa doctrine est que “ le racisme est éternel ”, qu’il “ n’est pas divisible ”, comme l’expriment parfois certains au MRAP ou à la LDH.
Le racisme d’aujourd’hui est sans cesse mesuré à l’aune de l’antisémitisme d’hier.[75] Puisque sont oubliées les conditions historiques concrètes qui ont donné naissance à cet antisémitisme et à son utilisation par la classe dominante capitaliste, le racisme contemporain apparaît dénué de tout contenu ; il est constamment dévalué. L’antisémitisme d’hier, manipulé en tant que leurre anticapitaliste, a eu cours, pour l’essentiel, entre 1870 et 1945, c’est-à-dire à une époque où l’affrontement entre les États bourgeois européens et l’internationalisme prolétarien organisé était aigu. Le besoin de personnifier le capital sous la forme du “ juif argenté ”, le rapport établi entre antisémitisme et anticommunisme, notamment à travers le rejet du “ cosmopolitisme ”, tout cela a nourri un racisme venu d’en haut, imposé par le pouvoir ou par les forces politiques qui allaient s’en emparer.[76]
Le racisme anti-immigré d’aujourd’hui présente une figure tout autre. Il n’a pas besoin d’apparaître sous la forme crue et vulgaire de l’exclusion, du rejet de l’Autre. Rocard ne dit pas “ Les étrangers dehors ”, mais “ On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ”. Idée terrible, car elle pousse sur le terreau fertile de l’expérience coloniale, et qui peut parfaitement s’accompagner de professions de foi antiracistes. Après la défaite des États raciaux en 1945, le racisme ne peut plus s’exprimer sous les mêmes formes. Mais, plus fondamentalement, le racisme anti-immigré est lié à ce que Wallerstein appelle “ l’ethnicisation de la force de travail ”, phénomène ancien qui est systématiquement développé aujourd’hui. C’est pourquoi, selon Wallerstein, ce racisme vise à “ exclure pour inclure ”[77], il vise à organiser l’exploitation de la classe ouvrière à travers une longue chaîne de discriminations et à leur donner en fin de compte une forme acceptable : il ne s’agit plus d’une affaire de gros sous, mais d’une différence entre les hommes, c’est comme cela. La différence politique (entre étrangers et nationaux) prend l’allure d’une différence naturelle.
Le procédé peut prendre un tour violent, comme l’ont montré les récents pogroms anti-arabes en Andalousie qui ont permis le remplacement brutal d’une catégorie d’immigrés par une autre.[78] L’Espagne est un pays de récente immigration : les formes de contrôle et d’ethnicisation de la classe ouvrière y sont plus ouvertes. En Espagne, le patronat organise des pogroms, mais l’État commence tout juste à perfectionner l’arsenal législatif anti-immigré, sous les injonctions de la France et de l’Europe. En France, les pogroms se font “ en douceur ”, à travers un appareil législatif et administratif parfaitement rôdé, procédé qui présente l’avantage de ne pas ôter le sommeil aux démocrates.
Partir en guerre contre le racisme “ en général ” est fort utile pour laisser dans l’ombre ces méthodes de la douce démocratie. Cette nuit d’encre où toutes les manifestations du racisme se valent est fort commode : on y distingue ce qui fait éclat, et non la trame des discriminations discrètement quotidiennes. On y verra un graffiti rageusement raciste, mais pas la loi qui bloque pour les étrangers l’accès aux millions d’emploi de la fonction publique (c’est tellement “ naturel ”[79]). On y verra les violences des “ bandes ethniques ” et non le poids de l’appareil d’État dans la production des inégalités qui frappent les étrangers et leurs enfants. C’est que la caractéristique du racisme anti-immigré est sa faible “ traçabilité ” pour reprendre un terme à la mode. Ses sources étatiques, institutionnelles, législatives demeurent cachées. Les décisions politiques qui engendrent les mécanismes sociaux de discrimination (revêtant ou non une forme “ ethnique ”) sont laissées dans l’ombre.
La domination de classe n’apparaît pas au grand jour, elle se dissimule sous l’apparence d’un ordre hiérarchique naturel, justifié, où chacun occupe la place qu’il mérite puisqu’au départ il y a “ égalité des chances ”. Dans le numéro de Critiques sociales déjà cité, Claude Grignon indique que cet ordre hiérarchique est par principe extra-social, “ sur-social ” comme on dit surnaturel. La suprématie des élites apparaît ainsi sans contenu social, et le mépris qu’elles affichent à l’égard des couches inférieures témoigne d’un véritable “ racisme de classe ” qui répond aux mêmes mécanismes que le racisme ordinaire. La boucle est bouclée lorsque les dominants dissimulent leur propre racisme de classe sous la pose antiraciste, lorsqu’ils stigmatisent le racisme ordinaire des gens ordinaires, lorsqu’ils montrent du doigt le “ prolo raciste ” ou, aujourd’hui, le jeune “ antisémite ”. C’est seulement si l’on admet la parenté profonde du racisme et du racisme de classe que l’on comprend à quel point il est difficile de faire admettre que le racisme est inhérent aux contradictions du système capitaliste.[80]
Or ce sont bien souvent les phénomènes créés par les discriminations raciales qui alimentent le ressentiment des ouvriers nationaux. Dans leur ouvrage sur Peugeot-Sochaux qui aborde entre autres la question du racisme populaire, Stéphane Beaud et Michel Pialoux en fournissent de multiples cas.[81] Par exemple, les enfants d’immigrés rencontrent des obstacles croissants pour accéder aux stages (lorsqu’ils sont en formation professionnelle) ou à l’emploi. Ils finissent par s’en remettre aux institutions publiques d’emploi et à l’aide sociale. Dès lors, leur sur-représentation dans ces structures alimente l’idée “ qu’il n’y en a que pour eux ”, que les aides publiques sont concentrées sur les étrangers et donc détournées de leur cours naturel. Beaud et Pialoux, comme Grignon et d’autres, montrent que l’expression “ spontanée ” d’opinions racistes par l’ouvrier doit être soigneusement analysée, qu’elle doit être reliée d’une part à la dévalorisation de la condition ouvrière, et d’autre part à l’exacerbation des luttes de concurrence au sein de la classe ouvrière à partir des années 80.
Le fossé qui se creuse entre les ouvriers immigrés ou issus de l’immigration et les nationaux ne pourra être comblé avec l’antiracisme abstrait et manipulateur qui renvoie dos à dos le “ prolo raciste ” et le “ jeune islamiste de banlieue ”. Pour renouer les fils, il faut tenir ensemble le passé colonial et ses tares présentes, l’exploitation capitaliste et son impitoyable durcissement actuel, et comprendre que les discriminations raciales participent à la construction des discriminations sociales de classe.
Pour qui veut prendre en compte la situation concrète, pour y agir vraiment, le racisme est divisible, comme tout autre phénomène d’ailleurs. Au sein du racisme “ en général ”, il faut distinguer un courant principal rattaché à la domination de classe, une forme précise que le pouvoir politique utilise pour assurer l’hégémonie de la classe capitaliste. La manipulation d’un certain anti-racisme fait désormais partie des techniques de domination : de leur côté, l’analyse et la critique de cet antiracisme cynique doivent faire partie de la lutte politique contre le racisme.
Dès qu’on laisse de côté ou que l’on tolère les discriminations légales envers les étrangers, la lutte contre les discriminations illégales qu’elles entraînent n’a aucune chance d’aboutir. C’est d’abord la “ préférence nationale ” officielle qui doit être dénoncée. Or c’est elle que protègent les antiracistes abstraits et apolitiques.
Dans un remarquable ouvrage paru récemment, Véronique De Rudder, Christian Poiret et François Vourc’h montrent comment les rapports sociaux qui produisent la marginalisation sociale sont passés sous silence, comment la lutte abstraite contre le racisme et les discriminations
“ ne prend pas la mesure de la consistance proprement raciste des discriminations, à savoir la production et la reproduction d’un rapport social de domination qui imprègne et structure la société dans son ensemble ”.[82]
Selon eux, la politique de l’État français contre les discriminations est trop abstraite :
“ elle encourt le risque de prolonger les politiques coloniales, dans lesquelles l’idéal de la civilisation libératrice a couvert et justifié l’ordre social raciste. Pour qu’elle cesse de se cantonner aux déclarations de principes, plus intimidantes qu’efficientes, il est nécessaire que le racisme en acte – soit les exclusions et les discriminations – ne soit pas traité comme un problème « à part », une sorte d’épiphénomène, grave certes, mais sans rapport direct avec les autres processus inégalitaires généraux, y compris ceux qui procèdent ou accompagnent la ségrégation territoriale à grande échelle qui sévit en France ”.[83
De la Palestine à la France, la nécessaire lutte contre l’impérialisme
La campagne contre l’antisémitisme cherchait à atteindre un premier objectif : saper le mouvement de soutien au peuple palestinien, isoler les associations de solidarité. Mais elle a aussi alourdi la chape de plomb qui recouvre le mouvement de la jeunesse populaire. Une fois de plus, cette jeunesse se voit interdire de manifester sa solidarité internationaliste, comme lors de la première Intifada, ou lors de la guerre contre l’Irak. Toute expression politique est étouffée dans l’œuf, comme on l’a constaté au fil des années lors des manifestations de lycéens où un déploiement sans précédent de policiers, de journalistes, de syndicalistes et d’organisations de gauche avait réussi à freiner puis à étouffer la protestation. Certaines de ces forces se retrouvent aujourd’hui aux côtés des spécialistes de l’antiracisme pour marquer au fer rouge la jeunesse populaire.
L’expression spontanée de la révolte des jeunes prolétaires (en l’absence d’un cadre politique où elle peut prendre corps) peut sombrer dans des formes infra-politiques. Mais la campagne de dénonciation antisémite ne vise pas à élever la conscience politique de la jeunesse, bien au contraire. Le sceau infâme de l’antisémitisme vient s’ajouter à une longue suite d’accusations. De quoi accuse-t-on le jeune rebelle ? De violence lorsqu’il veut faire valoir ses droits face à l’appareil de répression ; de “ communautarisme ” lorsqu’il dénonce la discrimination dont il est l’objet quotidiennement ; d’inaptitude à l’intégration lorsqu’il met en avant d’autres cadres de références que ceux de l’ordre établi républicain[84] ; d’antisémitisme lorsqu’il manifeste sa solidarité avec la Palestine, et que, suprême danger, il entend en tirer des leçons pour son propre combat ici.[85]
Ceux qui portent de telles accusations se présentent en rempart du pouvoir. C’est pourquoi ils entretiennent en général des relations d’hostilité avec la jeunesse populaire. C’est pourquoi aussi ils n’aident en rien celle-ci à combatte en son sein les formes inefficaces de rébellion, bien au contraire.
La raison en est simple, et elle joue dans tous les cas. Dans le cas de la Palestine, ces élites moralisatrices laissent dans l’ombre la véritable nature coloniale du conflit et atténuent la responsabilité de l’État d’Israël, quand elles ne le disculpent pas entièrement. Dans le cas de la situation française, elles occultent les mécanismes de discriminations et de ségrégations réelles dont souffrent les jeunes prolétaires. Quiconque s’adresse à ces derniers (surtout pour leur donner des leçons de morale) sans d’abord dénoncer toutes les formes de l’oppression capitaliste n’a aucune chance d’être entendu.
Le combat réel pour desserrer les deux branches de la tenaille, le racisme d’un côté, l’antiracisme manipulateur de l’autre, ne peut se situer que sur le terrain politique. Si les militants politiques n’offrent aucun moyen aux jeunes prolétaires de combattre l’exploitation, l’oppression, les inégalités, les discriminations qu’ils subissent, leurs discours abstraits sur le racisme ou sur les autres péchés supposés de la jeunesse (communautarisme, etc.) apparaîtront pour ce qu’ils sont : un élément de plus de la chape de plomb oppressante.
POUR CONCLURE, il reste à nous interroger sur les raisons de l’efficacité de la dénonciation antisémite. Cette forme assez fruste de propagande ne parvenait pas autrefois à paralyser les mouvements de solidarité avec les Palestiniens. Aujourd’hui, alors que l’opinion publique est nettement plus favorable à la cause palestinienne, pourquoi rencontre-t-elle un tel écho au sein du mouvement ?
Une bonne partie des militants qui relaient cette dénonciation appartiennent à des courants qui ne se sont prononcés que récemment en faveur de la cause palestinienne. Dans les années 60-70, les militants de la cause palestinienne étaient minoritaires. Une large partie de la gauche et de l’extrême gauche tantôt renvoyaient dos à dos les pays arabes, les Palestiniens et l’État hébreu, tantôt soutenaient directement Israël (en s’abritant parfois derrière l’idéologie du kibboutz). En 1967, on retrouvait même aux côtés des sionistes certains militants qui avaient quelques années auparavant soutenu la lutte des Algériens pour leur indépendance. A l’opposé, les partisans de la Palestine étaient mus par les mêmes idées anti-impérialistes et anticolonialistes qui les avaient poussés aux côtés des Algériens. Pour eux, l’antisionisme était une forme d’anti-impérialisme, le sionisme était vu comme le dernier avatar de l’idéologie raciste et colonialiste et la lutte contre l’antisémitisme était indissociable de la lutte contre le sionisme.
Or, une partie des courants qui soutenaient autrefois Israël se sont ralliés en paroles à la cause palestinienne (le compromis d’Oslo a indéniablement favorisé ce ralliement confus), sur une base qui n’a plus rien à voir avec l’anti-impérialisme et l’anticolonialisme. Les représentants de ces courants sont devenus des spécialistes d’une vigilance ostentatoire exercée pour défendre le droit d’Israël à l’existence. La reconnaissance des droits des Palestiniens ne va pas plus loin chez eux que ce qu’il convient de lâcher pour assurer la survie d’Israël. Ils soutiennent l’idée d’un État palestinien à la condition qu’il soit dépourvu de prérogatives diplomatiques et militaires, bref, que cette “ entité politique ” reste sous la domination sioniste. Le plus grand des compromis consenti par les représentants des Palestiniens (à savoir le droit pour Israël d’exister sur une partie de la Palestine) est pour eux le point de départ pour obtenir d’autres concessions (notamment sur Jérusalem et sur le retour des réfugiés).
Mais on ne tient là qu’une moitié d’explication. Le reste doit être cherché du côté du recul considérable du mouvement anti-impérialiste en France, mouvement qui n’a d’ailleurs jamais été bien vaillant. Longtemps isolé, ce mouvement perdit définitivement sa substance lorsque la quasi-totalité de ses composantes soutinrent Mitterrand en 1981. Ce ralliement est loin d’être anecdotique : il représentait une adhésion à la vieille gauche colonialiste, qui plus est à travers un des ardents défenseurs de l’Algérie française et du sionisme. La flamme vacillante du combat anti-impérialiste et anticolonialiste s’est éteinte avec les présidentielles de mai 1981, ce combat n’a plus été considéré comme une tâche politique. On connaît le résultat : la répression dans les dom-tom, les expéditions répétées en Afrique, le maintien d’un système colonial et néo-colonial ne furent pas combattus. Même le génocide du Rwanda, dans lequel la responsabilité directe de la France est avérée, est resté ici sans réponse. Si la guerre du Golfe a suscité un début de mouvement de protestation, celui-ci fut rapidement orienté vers un pacifisme apolitique, qui préparait l’acceptation de l’embargo (cette prolongation de la guerre qui fait plus de victimes que les opérations militaires de 1991). Enfin, en 1999, on vit un ralliement massif à la guerre de l’OTAN contre la Yougoslavie, si bien que la protestation fut confidentielle (mais là aussi, on payait le prix d’une analyse confuse du démantèlement de la Yougoslavie, où pendant dix ans, la France et l’Europe avaient réellement cautionné et même organisé la purification ethnique)[86].
Or, dans une vieille métropole comme la France, le racisme est fondamentalement lié aux pratiques passées du système colonial et à leur renouvellement dans le cadre du développement actuel de l’impérialisme. Cette notion d’impérialisme n’étant plus guère usitée (on lui préfère le mot passe-partout de “ mondialisation ”), il est utile de rappeler qu’elle renvoie à des caractéristiques précises du capitalisme qui configurent le monde d’aujourd’hui, plaçant d’un côté un petit nombre de pays (Amérique du Nord, Europe de l’Ouest, Japon) qui captent l’essentiel des échanges économiques mondiaux, et de l’autre la masse des pays dominés, qui voient leurs richesses pillées, leur indépendance sans cesse bafouée et leur développement rendu impossible au bout du compte. Cette politique ne résulte pas du jeu spontané du marché : elle est organisée et dispose de son bras armé, les forces militaires et paramilitaires de chaque grande puissance, coalisées dans l’OTAN[87].
Mais l’impérialisme n’est pas une simple politique extérieure : s’il façonne le monde, c’est qu’il a déjà modelé la métropole elle-même. Il est aisé de comprendre que pour maintenir debout un système où le gain annuel de quelques milliardaires est équivalent au pib de plusieurs dizaines de pays, les maîtres du monde doivent déployer des efforts gigantesques de contrôle et de répression. Pour faire la guerre à l’extérieur, il faut maintenir la “ paix ” à l’intérieur, au prix d’un assujettissement de la masse du peuple. Ce processus passe par des techniques de contrôle et de domination complexes, dont la critique est manifestement insuffisante aujourd’hui. Ce que plusieurs auteurs ont appelé l’ethnicisation de la classe ouvrière en fournit un bel exemple. Cette division très organisée des salariés se fait passer pour naturelle grâce à l’idéologie colonialiste et raciste : cette dernière constitue un terreau invisible (et donc facile à ignorer) imprégnant les institutions et les lois sous une forme non explicite. C’est dans ce cadre que l’antiracisme abstrait trouve sa fonction, comme élément de dissimulation des vraies discriminations raciales et sociales.
Un des rouages essentiels de ce fonctionnement est la “ spécialisation ” des revendications ou des terrains de lutte. Il est interdit désormais de se référer à une idéologie, à une vue d’ensemble des problèmes, bref, à une conception du monde. Le monde est “ mondialisé ”, mais on est prié d’agir localement, d’avoir une pensée étroite (et donc abstraite) et une pratique limitée et spécialisée. Il arrive que ce carcan soit brisé par un mouvement qui montre la voie. Cela a été le cas en 1996 avec le mouvement des sans-papiers : ses militants ont refusé de considérer la question de l’immigration comme une question à part, qui aurait une “ spécificité ”.[88] C’est pourquoi le racisme y fut si peu évoqué, alors que ce mouvement a fait considérablement reculer racisme et xénophobie en France, en mettant en avant des questions hautement politiques : la solidarité et l’unité de la classe ouvrière, les rapports Nord-Sud, la libre circulation, etc.
Dès que l’on fait du racisme une question à part, elle ne peut être traitée correctement. Le lien entre le racisme et le colonialisme est ignoré, l’institutionnalisation, sur cette base, des mécanismes de discrimination raciale est négligée, les lois xénophobes ne sont pas combattues, la manipulation cynique du faux antiracisme est acceptée. C’est pourquoi il est hautement significatif de voir les déserteurs de la lutte anti-impérialiste reprendre à leur compte la dénonciation antisémite : c’est la seule manière pour eux de faire oublier qu’ils acceptent la survie du système colonial sioniste, pièce essentielle de la politique impérialiste pour tout le Moyen-Orient. Les mêmes ont agité le spectre de l’extrême droite pour faire oublier qu’ils soutenaient les lois d’exception, les lois xénophobes et anti-immigrés votées par la gauche. C’est pourquoi, partant de la Palestine, nous sommes arrivés aux formes d’exploitation en France de la classe ouvrière, en particulier de la jeunesse populaire, et à la nécessité de rattacher l’antiracisme au combat anticapitaliste et anti-impérialiste.
Février-Mai 2001
Ouvrages cités
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Dominique Vidal, Joseph Algazy, Le péché originel d’Israël, L’Atelier, 1998.
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Nathan Weinstock, Le pain de misère : histoire du mouvement ouvrier juif en Europe, La Découverte, 1984-1986, 3 vol.
TABLE
Introduction
1. Sionisme et antisémitisme
Comment les sionistes utilisent l’antisémitisme
L’antisémitisme du régime nazi dans l’histoire
2. Quand la gauche use de l’antiracisme
La Marche pour l’Égalité et la réponse du pouvoir de gauche
L’alliance entre la social-démocratie et le sionisme
L’alliance entre la social-démocratie et l’extrême droite
Racisme populaire ou racisme d’État ?
Un (anti-)racisme sans contenu de classe
De la Palestine à la France, la nécessaire lutte contre l’impérialisme
Conclusion
Ouvrages cités
_________________________________
- Maxime Rodinson, Peuple juif ou problème juif ?, La Découverte, réédition 1997, p. 243. ↑
- Mitterrand retourne à la politique dans la Nièvre où il se fait élire en novembre 1946, sous l’étiquette “ Action et Unité républicaine ”, groupe classé à droite et très anticommuniste. Mitterrand est soutenu politiquement et financièrement par le Parti républicain de la liberté, dont le programme est l’amnistie des épurés. Sa campagne est aussi financée par Eugène Schueller, fondateur de L’Oréal, où il a embauché, outre Mitterrand, des collabos comme Jean Leguay, adjoint de Bousquet (voir Emmanuel Faux, Thomas Legrand et Gilles Perez, La main droite de dieu : enquête sur François Mitterrand et l’extrême droite, Le Seuil, 1994, pp. 145-153). ↑
- Derrière Tixier-Vignancour, l’essentiel de l’extrême-droite appela en 1965 à voter Mitterrand : Bidault, Soustelle, Le Pen, Varaut, Roger Holeindre… ↑
- Amnistie avec reconstitution de carrière et attribution de tous les avantages afférents. Commentant douze ans après l’événement, Claude Cheysson dit de Mitterrand : “ Comme il n’a jamais condamné la collaboration, il n’a jamais condamné l’OAS. Combien de fois m’a-t-il dit : « Les Arabes, vous savez, la force, ils ne comprennent que ça » ”, in Faux, Legrand et Perez, op. cit, p. 188. ↑
- Jusqu’à la fin des années 70, les juifs ne pouvaient fréquenter les clubs de la haute société californienne. Voir Mike Davis, City of Quartz, Los Angeles, capital du futur, La Découverte, 2000. Davis décrit l’antisémitisme foncier de la bourgeoisie californienne tout au long de son histoire. ↑
- Nathan Weinstock évoque, parmi bien d’autres, le cas de Rina Eitani, militante du Mapaï, rescapée du ghetto de Varsovie. En 1964, le ministère israélien de l’Intérieur lui retire sa citoyenneté israélienne sous prétexte que sa mère est protestante (in Le sionisme contre Israël, Maspero, 1969, p. 319). ↑
- Voir l’analyse critique d’Hervé Le Bras, Le démon des origines : démographie et extrême droite, Edition de l’Aube, 1998. La division de la population selon des appartenances ethniques conduit inéluctablement le démographe à “ trouver ” un groupe dit “ Français de souche ”. ↑
- Voir la description de cette figure par Primo Levi dans Si c’est un homme, Pocket, 1990, et le commentaire de Giorgio Agamben dans Homo sacer, Le Seuil, 1997, pp. 199 sq. ↑
- Julliard, 1968. ↑
- La résolution de l’ONU du 10 novembre 1975 assimile le sionisme à une “ forme de racisme et de discrimination raciale ”. Cette résolution a été abrogée au lendemain de la guerre du Golfe, en décembre 1991. ↑
- Ce qui n’empêche pas de créer immédiatement au sein de la nouvelle Allemagne une distinction supplémentaire entre Ossies et Wessies… La Loi fondamentale de la RFA indiquait que tout habitant de la RDA est de droit citoyen de la RFA, et que tout Allemand qui le désire est ressortissant de la République fédérale. ↑
- “ Les 6 et 7 avril 1903 se déroula le pogrom de Kichinev. Sur l’initiative du ministre de l’Intérieur, von Plehve, il avait été soigneusement préparé par l’administration bessarabienne. Il fit 49 morts et plus de 500 blessés. 700 maisons, 600 boutiques, fabriques et ateliers furent pillés et dévastés. 2000 familles se retrouvèrent sans abri. ” Henri Minczeles, Histoire générale du Bund, un mouvement révolutionnaire juif, Denoël, 1999, pp. 95-96. ↑
- Voir Henry Laurens, La question de Palestine, tome 1, Fayard, 1999, p. 192. Laurens mentionne la lettre que Herzl écrivit à lord Rothschild pour lui demander d’agir afin que la presse pro juive cesse ses attaques contre la Russie. ↑
- Voir l’ouvrage de Nathan Weinstock, Le pain de misère : histoire du mouvement ouvrier juif en Europe, La Découverte, 1984. Weinstock note que le Congrès sioniste panrusse, qui se tint en toute légalité en septembre 1902, “ fut l’occasion d’une avalanche de déclarations de loyalisme envers le régime, notamment de la part de son président Tschlenov. Il n’y fut question à aucun moment du sort des Juifs russes ” (tome I : L’empire russe jusqu’en 1914, p. 248). ↑
- A. Dieckhoff, L’invention d’une nation : Israël et la modernité politique, Gallimard, 1993, pp. 50 sq. ↑
- A. Dieckhoff, op. cit., p. 51. ↑
- “ Vladimir Jabotinsky – A Reassessment ”, in Wiener Library Bulletin, 1981, vol. XXXIV, New Series n° 53-54, p. 44-45. ↑
- Nathan Weinstock, Le pain de misère : histoire du mouvement ouvrier juif en Europe, tome III : l’Europe centrale et occidentale, 1914-1945, La Découverte 1986, p. 26-27. ↑
- Cité par Lotfallah Soliman, in Pour une histoire profane de la Palestine, La Découverte, 1989, p. 74, citation tirée de l’ouvrage d’E. Ben Elissar, La Diplomatie du IIIe Reich et les Juifs : 1933-1939, Julliard, 1969. ↑
- L’Union centrale (Centralverein) comptait 70 000 membres. Venait ensuite l’Alliance du Reich des soldats juifs du front avec 35 000 membres. ↑
- Voir la relation du livre de Zimmermann dans Ilan Greilsammer, La nouvelle histoire d’Israël : essai sur une identité nationale, Gallimard, 1998, pp. 147-148. ↑
- N. Weinstock, op. cit., tome III, p. 242. ↑
- Voir M. Rodinson, op. cit., p. 196. ↑
- N. Weinstock, op. cit,. tome III, p. 154. Dans son livre Eichmann à Jérusalem (Folio Gallimard, 1991), Hannah Arendt relate ces accords Eichmann-Kasztner (p. 74 et pp. 192 sq). Elle indique que Kasztner en Hongrie sauva 1684 personnes sur 476 000. Eichmann laissa partir ces “ juifs éminents ”, qu’il qualifiait de “ meilleur matériel biologique ”, en échange d’une collaboration des responsables juifs et de leur police pour assurer au mieux les convois de la mort. ↑
- N. Weinstock, op. cit., p. 151. ↑
- Ibid., p. 152. Sur la collaboration entre l’UGIF et le régime de Vichy, voir aussi Maurice Rajsfus, Des Juifs dans la collaboration : l’UGIF (1941-1944), EDI, 1980. ↑
- Cité par A. Dieckhoff, op. cit., pp. 99-100. ↑
- Ibid., p. 318. ↑
- Voir les articles écrits entre 1941 et 1966 rassemblés sous le titre Auschwitz et Jérusalem, rééd. Pocket Agora, 1997. ↑
- Cité par N. Weinstock, Le sionisme contre Israël, op. cit., p. 145. ↑
- Ce qui permettait à ce pays de soulager sa conscience, car il maintenait, comme les autres puissances démocratiques, les frontières fermées face aux réfugiés politiques ou persécutés. ↑
- L. Soliman, op. cit., page 79. ↑
- Ces faits furent révélés en Israël en 1958 par Herz Rosenblum, directeur du quotidien Yedot Aharonot, et membre du comité d’action en 1940. Voir L. Soliman, op. cit., pp. 87-88. ↑
- Voir l’ouvrage d’Ilan Greilsammer cité plus haut en note (la phrase de Ben Gourion y est citée p. 132), ainsi que Dominique Vidal et Joseph Algazy, Le péché originel d’Israël, L’Atelier, 1998. ↑
- Israël a d’ailleurs jusqu’à la fin soutenu politiquement, économiquement et militairement le régime raciste d’apartheid de l’Afrique du Sud. ↑
- Nom donné aux “ territoires ethniques ”, séparés les uns des autres, dans lesquels le régime d’apartheid d’Afrique du Sud maintenait les Noirs comme une réserve de main-d’œuvre dépourvue de droits. ↑
- Voir l’article de Ha’aretz traduit dans Le Courrier international, n° 522 du 2 novembre 2000. ↑
- On se souvient que lors du procès Barbie en 1987, Elie Wiesel (qui reproche aux Palestiniens “ d’obliger ” Tsahal à tuer des enfants) avait déploré que la justice française eût demandé à Barbie de rendre des comptes pour toutes ses victimes, “ juifs et combattants de la Résistance, juifs et antinazis, juifs et prisonniers politiques ; en d’autres mots, dit Wiesel, l’aspect spécifique, unique et même ontologique de la tragédie juive sera perdu ” (cité dans le Monde diplomatique de juin 1987 par Claude Julien, qui fut un des rares en France à critiquer cette position). ↑
- Voir aussi la description implacable de cette manipulation par Eyal Sivan dans son film Yizkor, esclaves du souvenir. ↑
- I. Greilsammer (op. cit., pp. 504 sq.) rend compte du livre de Moshe Zuckermann La Shoa dans la pièce fermée (la “ pièce fermée ” est celle où les Israéliens devaient s’enfermer lors des alertes de la guerre du Golfe). Greilsammer résume : la conclusion de Zuckermann “ est que nous sommes le jouet d’une manipulation : on ne cesse de nous répéter que notre histoire est unique, que nous sommes éternellement faibles, persécutés et victimes ; le système éducatif sioniste a toujours souligné notre spécificité et insufflé la peur de la persécution. C’est, selon Zuckermann, le « Code de la Shoa », en vigueur dans la société israélienne, ce code qui redit inlassablement : nous sommes toujours en danger de mort, nous sommes toujours impuissants. Ainsi, d’après lui, le pouvoir aurait utilisé ce code en feignant de croire aux délires d’un Saddam Hussein nouvel Adolf Hitler, et en supposant une continuité entre la Shoa et la menace irakienne ”. ↑
- Franz Neumann, Béhémoth : structure et pratique du national-socialisme, première édition anglaise en 1942, traduit chez Payot en 1987. ↑
- Le recensement de juin 1933 décomptait environ 500 000 Allemands de confession juive. En ajoutant les étrangers juifs et ceux qu’on appelait les “ assimilés juifs ” (époux ou épouse de juif et “ métis ”), on arrive à 900 000 personnes, plus ou moins exposées à des discriminations. Du 30 janvier 1933 au 23 octobre 1941, date où fut imposée l’interdiction d’émigrer, environ 300 000 juifs quittèrent l’Allemagne. Voir Helmut Berding, op. cit., pp. 220-221. ↑
- F. Neumann, op. cit., p. 129. ↑
- Discours sur le colonialisme, Présence africaine 1995, pages 12 et 15. ↑
- Voir dans Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme : problèmes et perspectives d’interprétation, Folio Gallimard, 1992, le chapitre “ Hitler et l’holocauste ”. ↑
- Arno Mayer, La “ solution finale ” dans l’histoire, préface de Pierre Vidal-Naquet, La Découverte, 1990. ↑
- Ibid., p. 506. ↑
- Ibid., p. 510. ↑
- Ibid., p. 508. Situer “ dans l’histoire ” les monstruosités racistes et leur donner un sens politique (c’est-à-dire décrire leurs causes et leurs conséquences politiques) est une chose, mais la compréhension a des limites devant toute barbarie consciemment et froidement appliquée. Comment imaginer que les Israéliens ferment l’aéroport de Gaza pour empêcher l’importation des médicaments dont ont besoin les milliers de Palestiniens blessés par leurs snipers ? Ou que l’embargo contre l’Irak porte sur les vaccins pour enfant, sur les analgésiques – laissant dans les pires souffrance les grands malades ? Ou que des soldats français ont, pendant la guerre d’Algérie, éventré des femmes enceintes, inoculé des maladies mortelles à des enfants, enfumé dans des grottes des villageois par milliers ? Arno Mayer conclut sa préface de 1988 par ces mots : “ Au fond, le judéocide me restait aussi incompréhensible aujourd’hui que cinq ans plus tôt, lorsque j’entrepris de l’étudier et de le repenser ”. ↑
- Gérard Noiriel, Les origines républicaines de Vichy , Hachette, 1999. ↑
- Ibid., p. 107-108. Ce problème de la nationalité constitue une part importante de la trame qui unit les deux systèmes, démocratique et nazi. Giorgio Agamben remarque : “ L’une des rares règles auxquelles les nazis se sont constamment référés pendant la « solution finale », était qu’on ne pouvait envoyer les juifs dans les camps d’extermination qu’après les avoir entièrement déchus de leur nationalité (et même de la citoyenneté résiduelle qui leur avait été laissée après les lois de Nuremberg) ”. G. Agamben, Homo sacer, op. cit., p. 143. ↑
- Ibid., p. 278. ↑
- Voir I. Kershaw, op. cit., p. 191. ↑
- Ibid., p. 163. Le terme “ biopolitique ”, emprunté à Michel Foucault, qualifie un pouvoir comme “ gestion de la vie ”. Ce “ souci de la vie ” de la part du pouvoir, Foucault le fait remonter à l’aube du capitalisme, avec l’invention de l’“économie politique” : l’État découvre la “ population ”, il doit s’occuper de la main-d’œuvre corvéable, de sa santé, de sa descendance, de son hygiène, etc. Ce contrôle des corps, de la population, ce pouvoir sur la vie passe, selon Foucault, par une “ anatomie politique ” (ou “ anatomo-politique ”), qui rassemble toutes les techniques disciplinaires, et par une “ bio-politique ”, qui rassemble les techniques de régulation de la population (la santé publique, la natalité, l’habitat, les migrations, etc.). Bref, “ la vie entre dans le domaine du pouvoir ” (Dits et écrits, tome IV, Gallimard, 1999, p. 194). Un des principaux objectifs du bio-pouvoir est de “ majorer les forces, les aptitudes, la vie en général sans pour autant les rendre plus difficiles à assujettir ” (Histoire de la sexualité, tome I, La volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 185). ↑
- Malek Boutih, président de SOS-Racisme, s’exprimant dans Marianne du 23 octobre 2000. ↑
- Voir Saïd Bouamama, Dix ans de marche des beurs, chronique d’un mouvement avorté, Epi, Desclée de Brouwer, 1994, et Mogniss H. Abdallah, J’y suis, j’y reste, les luttes de l’immigration en France depuis les années soixante, Editions Reflex, 2000. ↑
- Dans La main droite de dieu : enquête sur François Mitterrand et l’extrême droite (op. cit.), Emmanuel Faux, Thomas Legrand et Gilles Perez montrent comment l’opération SOS-Racisme fut de bout en bout pilotée depuis l’Élysée, avec l’aide financière des industriels proches de Mitterrand (Riboud de Schlumberger, les frères Seydoux des Chargeurs réunis, Pierre Bergé d’Yves Saint Laurent), puis depuis le ministère de la Culture de Jack Lang. ↑
- Mogniss H. Abdallah, op. cit., p. 69. ↑
- Voir le numéro de Critiques sociales consacré au thème “ racisme et racisme de classe, n° 2, décembre 1991. ↑
- Voir Samir Kassir et Farouk Mardam-Bey, Itinéraires de Paris à Jérusalem, la France et le conflit israélo-arabe, tome II, 1958-1991, Éditions de la Revue d’études palestiniennes, 1993, p. 204. ↑
- “ On pourrait multiplier les exemples qui montrent de façon probante comment, à partir du mois de mai [1967], l’Arabe fut substitué au juif comme incarnation du Mal : air fourbe, nez crochu, ogre insatiable dans les dessins de caricature ; couardise, hypocrisie, voracité, saleté ; menace arabo-communiste substituée au danger judéo-bolchévique, en attendant que les revenus pétroliers remplacent dans l’imaginaire raciste la fortune de la famille Rothschild ”, ibid., p. 140-141. ↑
- Ibid., p. 205. ↑
- Ibid., p. 284. ↑
- Ibid., p. 287. ↑
- La campagne anti-Haider servit entre autres à promouvoir l’idée d’un “ noyau dur fédéral ” regroupant l’avant-garde des pays européens dont la puissance économique et financière sert de caution à la conscience morale et au sens démocratique. L’organisateur de cette propagande fut le ministre Vert des affaires étrangères allemand, Joschka Fischer. On a une idée de ce que donnerait le “ noyau dur ” lorsque l’on se souvient que Fischer produisit de faux documents sur le “ génocide serbe à l’encontre des Kosovars ” afin d’inciter l’otan à bombarder la Yougoslavie. ↑
- Du moins ailleurs qu’en Autriche, car dans ce pays les militants antifascistes mobilisés contre Haider n’ont pas manqué de conspuer le SPÖ (le parti socialiste) et de rappeler sa collusion avec les nazis. C’est d’ailleurs probablement parce que les manifestations en Autriche contre Haider prenaient de la vigueur (alors qu’ici on présentait le peuple autrichien comme un peuple passivement soumis à l’extrême droite) et se dressaient aussi contre le SPÖ que l’Europe a rapidement sonné la fin de la mobilisation contre “ le danger fasciste ”. ↑
- Voir le numéro de liMes consacré à “ l’Europe de Haider ” (n° 4, automne 2000), avec notamment l’article d’Olivier Rathkolb : La social-démocratie autrichienne et ses taches brunes. ↑
- Alors que le FN avait fait 0,2 % des voix aux législatives de 1981, il est propulsé sur la scène médiatique sur l’ordre de Mitterrand en 1982. Dans leur ouvrage déjà cité plus haut, Faux, Legrand et Perez exposent dans le détail l’intervention de Mitterrand auprès des chaînes de TV. Ils rappellent aussi (op. cit., p. 26) le propos tenu alors par Bérégovoy à F.-O. Giesbert : “ On a tout intérêt à pousser le Front national, il rend la droite inéligible. Plus il sera fort, plus on sera imbattable. C’est la chance historique des socialistes. ” ↑
- Voir la brochure de Scalp-Reflex, préfacée par Maurice Rajsfus, Franc-Tireur, un combat antifasciste à Marseille, Editions Reflex, 2000. ↑
- Traduite aujourd’hui, c’est l’idée du prétendu passage du vote communiste au vote FN. Après avoir minutieusement étudié les résultats aux élections, un chercheur du CEVIPOF conclut : “ On ne constate aucune relation statistique entre recul communiste et progrès du FN et cela aussi bien à l’émergence de ce mouvement comme force électorale en 1984 que dans toutes les consultations ultérieures. ” Voir Henry Rey, La peur des banlieues, Presses de Sciences Po, 1996, p. 144-145. ↑
- F. Neumann, op. cit., p. 344. ↑
- I. Kershaw, op. cit., p. 271-272. ↑
- Son livre est un vaste panorama de la recherche historique actuelle sur le nazisme, dans les différents pays (on y constate la pauvreté affligeante de la recherche en France). ↑
- Certes, d’un point de vue moral et pour ainsi dire “ en général ”, “ le racisme n’est pas divisible ”, et aucune de ses manifestations ne peut rester sans réponse. Mais tout le problème réside précisément dans la réponse à apporter. La compréhension politique du racisme implique que l’on discerne les différentes manifestations du racisme, qu’on le “ divise ” en fonction des acteurs et du contexte. C’est à ce prix qu’on peut apporter la bonne réponse. La bonne conscience de l’antiraciste abstrait englobe dans la même réprobation l’acte isolé d’un jeune sans repères politiques et l’action délibérée du plus puissant État militaire du Moyen-Orient, plate-forme avancée des États-Unis. ↑
- Voir Immanuel Wallerstein et Étienne Balibar, Race, nation, classe, les identités ambiguës, La Découverte, 1990. ↑
- Immanuel Wallerstein, Impenser la science sociale, pour sortir du XIXe siècle, PUF, 1995, p. 104. ↑
- Pour se débarrasser de travailleurs immigrés (pour la plupart marocains) qui commençaient à se rebeller et à s’organiser contre d’épouvantables conditions de travail, les grands propriétaires fonciers de El Ejido, dans la région d’Almeria, ont organisé ces pogroms, qui n’avaient donc rien de spontané. Une fois les ouvriers réfugiés dans la montagne pour fuir le massacre, les patrons ont fait venir des Roumains et des Turcs pour les remplacer, dans l’espoir qu’ils seraient plus dociles. ↑
- Une étude du CERC estime entre 6,5 et 7,2 millions le nombre des emplois fermés aux étrangers extra-communautaires, soit près du tiers des emplois. Voir Immigration, emploi et chômage, un état des lieux empirique et théorique, Les dossiers du CERC-Association n° 3, 1999. ↑
- Claude Grignon, op. cit., p. 11. ↑
- Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999. ↑
- Véronique De Rudder, Christian Poiret, François Vourc’h, L’inégalité raciste : l’universalité républicaine à l’épreuve, PUF, 2000, p. 186. ↑
- Ibid., p. 195. ↑
- Libération du 3 novembre 2000 révèle le nouveau “ concept ” introduit en Allemagne par la CDU : la Leitkultur ou “ culture de référence ”, “ culture directrice ”, à laquelle doivent se conformer les immigrés s’ils veulent rester durablement dans le pays. ↑
- Dès le lendemain de la première manifestation de soutien à l’Intifada, en octobre 2000, SOS-Racisme et l’UEJF ont entrepris une campagne auprès de la jeunesse lycéenne pour expliquer que “ là-bas ” et “ ici ”, cela n’avait rien à voir, qu’il ne fallait pas “ transposer ” ici le conflit de là-bas, afin de ne pas opposer ici deux “ communautés ”. La cible réelle de ces arguments est bien la conscience politique, car celle-ci s’élève chaque fois que s’exprime une solidarité avec la lutte d’un peuple opprimé (comme cela a été démontré autrefois avec l’Algérie et le Vietnam). ↑
- Dans son ouvrage Dommages de guerre (L’Insomniaque, 2000), Claude Guillon dépeint cette débâcle du mouvement révolutionnaire. ↑
- Voir Claude Serfati, La mondialisation armée : le déséquilibre de la terreur, Textuel, 2001. ↑
- Voir sur ce point l’analyse de Madjiguène Cissé dans l’ouvrage qu’elle consacre au mouvement : Parole de sans-papiers, La Dispute, 1999. ↑