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Pourquoi il ne faut pas appeler à voter Macron

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Lors de la présidentielle d’avril 2022, et pour la troisième fois en 20 ans, les électeurs étaient conviés à choisir entre la droite et l’extrême-droite. Une fois encore, l’imminence du « danger fasciste » était proclamée. Les discussions entre militants furent animées, mais le plus souvent difficiles à mener tant la raison s’effaçait devant des sentiments d’angoisse. J’ai donc rédigé ce texte, qui ne fut diffusé qu’à quelques camarades. Les deux principales idées combattues sont les suivantes : 1) le pouvoir est dans les urnes, 2) le danger de voir un parti fasciste s’emparer du pouvoir est réel, voire imminent. Sur ces deux points, mon argumentation ne couvre que la surface des choses, il faudrait développer l’analyse, tant il est urgent de contrer ce qui était annoncé dans ce texte, l’activité forcenée du couple « fascisateur/fasciste ».

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20 avril 2022

Pour la troisième fois, le 24 avril 2022, nous serons enfermés dans le piège fabriqué de toutes pièces pour neutraliser le vote populaire. Prendre position n’est pas chose simple et dérouler les arguments est d’autant plus compliqué que le score Marine Le Pen/Macron est serré si l’on en croit les sondages. Beaucoup d’arguments pro ou contra peuvent s’entendre, aussi dans ce court texte il n’y aura pas de style polémique ni de pierre jetée aux uns ou aux autres.

Pour lever toute ambiguïté, rappelons ce qui est partagé par tous les camarades quelles que soient leurs positions pour le deuxième tour : au cours du quinquennat Macron, les idées racistes, voire fascistes, n’ont cessé de progresser en raison d’une propagande incessante de l’Etat et de ses médias, ainsi que des actions de cet Etat raciste (en particulière la loi séparatiste). La nécessité de lutter contre ce mouvement réactionnaire est évidente, la manière de le faire pouvant donner lieu à discussion, en particulier parce qu’existe le piège de séparer une « lutte antifasciste » des autres combats (ceux de la « lutte anticapitaliste » ou de la lutte anti-impérialiste).

Ce cours réactionnaire, que l’on peut appeler fascisation (terme qu’il faudrait bien définir, mais prenons-le par commodité), ce cours réactionnaire ne conduit pas nécessairement à la mise en place d’un Etat fasciste, c’est-à-dire d’une dictature ouverte et directe (qui supprime l’Etat de droit, avec ses garanties judiciaires, ses normes plus ou moins égalitaires, sa relative liberté d’association et d’opinion – toutes choses très limitées dans la démocratie bourgeoise bien sûr)[1]. Cette fascisation, est à coup sûr une étape nécessaire à l’avènement d’un Etat fasciste, mais elle n’est pas une condition suffisante.

Lénine disait que le capitalisme monopoliste (l’impérialisme), c’est la tendance à la réaction[2]. Ce régime économique s’accommode mal des formes libérales de la démocratie parlementaire. Sa logique inéluctable est de renforcer la répression, de limiter les droits démocratiques propres à l’Etat de droit, de favoriser l’endoctrinement, de saper toute possibilité d’expression et d’organisation indépendante pour le prolétariat, et, à l’extérieur de la métropole, de briser la résistance des peuples pour asservir leurs Etats. Un régime économique où un seul groupe financier tel que BlackRock détient des actifs équivalant à trois fois le PIB français ne peut dominer « démocratiquement », il lui faut la corruption, les intrigues et les complots, l’armée, la police, la répression. Cette « tendance à la réaction » peut être nommée aujourd’hui « fascisation », qui est donc l’état permanent du capitalisme monopoliste (ou de l’impérialisme capitaliste).

Si la fascisation est la règle, le fascisme est l’exception, ce qui signifie que son avènement répond à des circonstances exceptionnelles. Les classes dirigeantes à l’intérieur des grandes nations impérialistes ne souhaitent pas en général gouverner avec la forme fasciste, précisément parce que ces nations sont impérialistes : elles ont exporté les procédés de la dictature ouverte à l’extérieur, en Amérique Latine, en Afrique et en Asie[3], pour y assurer un pillage en règle. Et justement, cette rapine violente et systématique offre la possibilité de corrompre les couches supérieures du salariat[4] dans la métropole, en leur proposant d’échanger le luxe de la démocratie et de l’Etat Providence contre l’abandon de la lutte de classe. Tant que la classe dirigeante peut faire retomber l’essentiel du poids de la crise sur les épaules des peuples du Sud (et non des travailleurs du pays), elle cherchera un exercice du pouvoir moins brutal que le fascisme, puisqu’elle peut se concilier l’accord d’une bonne partie du corps social[5].

Dans ses métropoles, le Capital préfère à la guerre civile l’union sacrée, l’étouffement démocratique de la lutte des classes. Car la concentration du pouvoir économique et militaire y est telle, qu’elle ne peut être garantie dans un état de chaos et d’instabilité (encore une fois, ces choses sont réservées dans certains pays du Sud, où le « gouvernement par le chaos » s’avère aussi utile que criminel). Jusqu’au jour où le Capital n’a pas d’autre choix, ce qui en général est lié à une crise économique majeure dont la solution est militaire (guerres locales ou totale pour le repartage du monde).

On verra qu’un des grands ressorts de l’étouffement démocratique, dû au cynisme subtil de Mitterrand, est justement le paradigme « faire-barrage-au-fascisme ».

Il convient maintenant d’examiner les possibilités d’une installation rapide du RN au pouvoir et d’un Etat fasciste. La question se décompose ainsi : quel est ce « pouvoir » que le RN s’apprêterait à « prendre », et quelle est la réalité de ce Rassemblement national (« combien de divisions ? »).

Il faut rappeler en premier lieu ce que représente l’Etat qui sera dirigé par l’un ou l’autre des candidats : cet Etat n’est que l’instrument politique du véritable pouvoir, celui des groupes capitalistes-financiers. Cet Etat (« un conseil d’administration du Capital » comme disait Marx) doit régler des questions que les forces économiques ne peuvent résoudre par elle-même : la gestion de la monnaie et celle de la force de travail par exemple (en matant la classe ouvrière par la discipline du travail et l’insécurité de l’emploi, qui ne peuvent être organisées que de manière étatique) ; il doit aussi veiller à réguler la concurrence féroce entre groupes monopolistes. L’autonomie de l’Etat est un leurre d’autant plus puissant qu’elle est la condition même de son activité. C’est précisément en tant qu’il est autonome que l’Etat bourgeois peut exercer ces fonctions indispensables à l’accumulation capitaliste, fonctions que les groupes capitalistes ne peuvent assumer eux-mêmes directement. Mais cette intervention étatique est en même temps immanente au procès de production capitaliste (ce qui définit le contenu de classe de la forme étatique)[6].

Cette singularité d’un Etat garant extérieur de la gestion du capitalisme mais dont l’intervention est immanente au procès capitaliste fait que le personnel politique chargé de cette affaire est constamment agité de divisions et de contradictions. Il n’existe pas un comité du capital financier, extérieur à ce personnel politique, et qui lui donnerait des ordres (car alors il n’y aurait nul besoin de l’Etat). Néanmoins, le capital financier peut envoyer des signaux clairs. Par exemple aujourd’hui, un signal est clairement visible : pas de Le Pen au pouvoir (voir plus loin). Cette unanimité pourrait à elle seule nous indiquer qu’il ne peut y avoir un Etat fasciste le 25 avril. L’histoire nous enseigne d’ailleurs que l’avènement du fascisme est toujours précédé d’intenses contradictions au sein du personnel politique, d’une lutte parfois à mort, qui témoigne d’une crise profonde de la direction des affaires. Aujourd’hui en France, c’est plutôt le calme plat… avec de surcroît un ralliement de l’ensemble des forces politiques autour de Macron (à l’exception notable et qu’il faut saluer de LFI[7]).

La décision de donner à cet Etat une forme démocratique ou une forme fasciste ne relève pas des élections, c’est une décision inspirée par les groupes capitalistes eux-mêmes, et non par le corps électoral. Le fascisme est toujours venu d’en haut (et toujours dans une situation de guerre et de chaos). Il n’est jamais arrivé par les élections (ou du moins par les seules élections, qui furent toujours précédées par une étape de violences à l’encontre de la classe ouvrière et de ses représentants ainsi qu’au sein du personnel politique bourgeois lui-même). Si le fascisme venait brutalement sans cette préparation violente (comme on nous en conte la fable aujourd’hui), il se heurterait à une opposition féroce pas seulement de la classe ouvrière, mais aussi de larges secteurs de la petite bourgeoisie, des fonctionnaires (y compris des hauts fonctionnaires), de l’appareil judiciaire et il serait en grande difficulté. Le fascisme n’arrive pas pacifiquement, avec la seule mise en scène d’un débat télévisé. Il lui faut des milices, nombreuses, une puissante organisation et un grand pouvoir de corruption pour préparer son avènement, ainsi que l’appui direct d’une partie importante du grand capital. A la question posée plus haut au sujet du RN, « combien de divisions ? », la réponse est : aucune.

Dans une situation précise, où se combinent une crise politique (une crise de régime due en particulier à l’essor du mouvement révolutionnaire) et une crise économique, et devant la décrépitude et la défaillance du personnel politique classique, le pouvoir économique peut être amené à prendre directement en main les affaires de l’Etat et à y placer des forces nouvelles, autoritaires, dictatoriales, terroristes. Il s’agit d’une décision révélatrice d’une crise profonde, et qui est aussi une tentative de solution à cette crise. Dans aucun grand pays impérialiste, cette solution n’a été durable. Les régimes fascistes des grands pays impérialistes (France, Allemagne, Italie, Japon) furent précaires, ils n’ont duré que quelques années, qui furent aussi des années de guerre (partiellement, ou totalement comme en France).

Or, que veut aujourd’hui le Capital en France ? Certainement pas d’un régime fasciste, pour l’instant, et il le démontre. Il ne veut pas de Le Pen. Le MEDEF est pour Macron, qui est son homme, même s’il a beaucoup de reproche à lui faire. Pour comprendre cela, il faut considérer qui est le produit de quoi. Macron est le produit direct du grand capital, il est du sérail, il obéit avec discipline aux intérêts des grands groupes financiers, ce qui n’est pas le cas de Le Pen.

Les dirigeants des grands Etats capitalistes sont soigneusement contrôlés, non pas par la voie électorale réservée au peuple, mais par les organisations de l’élite économique, comme le Groupe Bilderberg ou la Commission Trilatérale[8]. Lorsque Hollande a sorti Macron de sa banque pour le nommer à l’Elysée et ensuite comme ministre de l’Economie, le banquier a été auditionné par le groupe Bilderberg qui a donné son feu vert (on ne confie pas la cinquième économie du monde à n’importe qui[9]).

Ni le groupe Bilderberg ni l’OTAN (c’est-à-dire les USA) ne permettront à Le Pen d’accéder au pouvoir. Elle est loin du sérail de la finance et n’a aucun soutien dans ce secteur, elle n’est pas fiable en ce qui concerne les instances organisatrices du pouvoir capitaliste au plan économique, institutionnel et militaire, à savoir l’Union Européenne et l’OTAN (dont elle demande la sortie du commandement militaire). Il est possible qu’un jour le pouvoir économique ait besoin d’un frexit ou d’une sortie de l’OTAN et utilise pour cela un régime fasciste, mais ce n’est pas le cas actuellement.

Le rejet de MLP par le grand capital est sans appel. Le Medef, unanime et sans hésitation, estime qu’avec MLP « l’économie française » (c’est-à-dire le club de la haute finance) serait « dans l’impasse ». Même si Le Pen a retiré son projet de sortie de l’UE, ce qui avait rassuré le patronat, ce dernier reste hostile (d’autant que Le Pen souhaite en quelques sorte une utilisation « à la carte » de l’UE). Un point intéressant ici : certains au Medef, conscients du rejet qu’inspire le système capitaliste dans la population, estimaient que l’organisation ne devait pas se prononcer trop bruyamment pour Macron, pour éviter un effet repoussoir favorable à Le Pen. Le chef du MEDEF a balayé cette proposition, d’une part parce qu’il lui faut clairement énoncer son rejet de MLP, et d’autre part parce qu’il sait que de toutes les façons elle sera écartée du pouvoir. Ainsi au Medef, on ne discute pas de savoir quel est le meilleur candidat, mais de décider de la meilleure manière de soutenir Macron.

Par ailleurs, la presse économique est encore plus précise. Elle refuse la remise à plat des relations entre la France et les USA (notamment par le biais de la sortie de l’OTAN), ainsi que la contestation de l’axe Berlin-Paris (fondamental pour le capitalisme français) ; d’autre part, le patronat reste convaincu que le frexit est à l’horizon pour Le Pen ; enfin, cette presse patronale estime que MLP a une position pro-russe et anti-occidentale sur l’Ukraine. J’ajoute que la presse patronale a violemment rejeté ces derniers mois les propositions anti-immigrés de Zemmour (ne serait-ce que parce que le besoin de main-d’œuvre est criant dans certains secteurs).

Le journal patronal Les Echos du 13 avril se prononce contre la priorité nationale et estime qu’elle sera rejetée par le Conseil constitutionnel. Il ajoute : « Si MLP décidait de passer outre les décisions du Conseil constitutionnel, on serait à la limite du coup d’Etat ». A la veille du deuxième tour, l’éditorial des Echos juge le programme lepéniste « démagogique et simpliste », et indique que son protectionnisme conduirait le capitalisme français à sa perte. Pourrait-on être plus clair ?

Bref, le Capital ne veut pas de coup d’Etat fasciste, pour l’instant.

Dans son dernier bulletin, le grand groupe financier Natixis s’oppose à MLP dont la victoire ne serait pas bonne pour le monde des affaires. On peut encore mentionner la fébrilité des marchés financiers qui s’inquiètent de voir Macron peu efficace pour le deuxième tour. Le spread, ce fameux écart entre les taux d’intérêt allemand et français[10], qui est le thermomètre de la confiance qu’accordent les marchés financiers à la France, le spread a légèrement augmenté – très mauvais pour les groupes français.

Ainsi, c’est précisément parce que Le Pen et Macron ce n’est pas la même chose[11] que le patronat s’oppose à MLP. Il faut donc poser sérieusement la question : quel est le poids le plus fort dans la balance, entre la base sociale de Macron (le Capital), et celle de Le Pen, les électeurs laissés à l’abandon dans les zones rurale ?

Si le pouvoir réel ne veut pas de Le Pen, celle-ci ne veut pas davantage du pouvoir.

Le Pen n’est pas du sérail, elle doit sa maigre fortune à un héritage capté par son père auprès d’une famille en fin de règne. Elle ne représente en rien directement les intérêts du grand Capital : elle est un renard d’élevage, comme son père l’a avoué lors de son duel avec Chirac (il a très précisément utilisé cette expression, en disant qu’il ne fallait pas le craindre, car il était dans la cage. Qui donc a construit cette cage ?).

En mai 2002, dans un texte expliquant pourquoi il ne fallait pas appeler à voter Chirac au deuxième tour, j’écrivais ceci qui, me semble-t-il, n’a pas pris une ride :

En France, la renaissance du parti fasciste a été voulue par Mitterrand au lendemain « du tournant de la rigueur » de 1983, alors que la “ déflation compétitive ” et la financiarisation de l’économie plongeaient des millions de travailleurs dans la pauvreté. Les fascistes ont toujours été promus et installés par les défenseurs du système capitaliste, soit comme des solutions de rechange en temps de crise aiguë, soit, comme c’est le cas pour l’instant en France, comme des instruments de combines politiciennes, des faire-valoir et des propagateurs des idées xénophobes. Le Pen est un “ renard d’élevage ” (c’est ainsi qu’il se définit lui-même), tenu en laisse par ses maîtres de la droite et de la gauche officielle, et qui sert entre autres à installer les idées les plus réactionnaires dans les institutions politiques, les lois et les esprits.

C’est pourquoi Le Pen et les partis au pouvoir vivent dans une certaine homogénéité, et qu’ils sont en accord sur l’essentiel : la xénophobie d’État et son arsenal législatif (lois anti-immigrés), le racisme (voir la campagne contre les Arabes et l’islam menée notamment après le 11 septembre), les discriminations raciales non combattues, la préférence nationale (sept millions d’emplois refusés aux étrangers à l’Union européenne), la “ sécurité ”, etc.

C’est pourquoi les antifascistes, lorsqu’ils luttent vraiment contre le FN, sont réprimés par les gouvernements, de droite comme de gauche : matraquage des manifestants, condamnation par la justice (Yves Peirat[12] purge à Marseille une peine de cinq ans ferme, soit la moitié de celle infligée à Papon !), dénigrement de certains militants qualifiés mensongèrement de « négationnistes ».

C’est pourquoi le gouvernement refuse d’interdire le FN, alors qu’aujourd’hui, pour les besoins de l’union sacrée, il souligne que ce parti “ n’appartient pas au cercle de la démocratie et de la République ”.

C’est pourquoi enfin les partis gouvernementaux sont incapables de lutter contre les fascistes. Comment, en effet, clouer le bec à un fasciste lorsqu’on remplit les centres de rétention, qu’on expulse 10 000 immigrés par an, qu’on en maintient des milliers sans droit dans des zones de transit, comment récuser la préférence nationale quand on maintient les discriminations légales à l’embauche et qu’on a réchauffé l’application de la loi xénophobe (de 1945) qui consiste à n’accepter un étranger dans un emploi qu’après avoir vérifié qu’on ne peut y embaucher un Français ? Comment argumenter lorsqu’on parle soi-même de “mauvaises odeurs” (Chirac), de “seuil de tolérance dépassé” (Mitterrand) sans compter les “bonnes questions” que posent le FN (Fabius en 1984) ? Comment combattre l’antisémitisme de l’extrême droite quand on traite les militants antisionistes d’antisémites ?

Il faut rappeler la genèse du courant fasciste FN/RN. Le père Le Pen a été fabriqué et propulsé comme une force politique significative par Mitterrand[13], il a été monté de toute pièce dans les médias et sur la scène politique (alors que le FN obtenait 0,2% des voix aux législatives de 1981). L’opération a plusieurs objectifs. Le programme de Mitterrand, tel qu’il l’a lui-même énoncé à la réunion de l’Internationale socialiste la veille de son élection, était d’anéantir le PCF (et même, je cite cette fois son interview à Libé le lendemain de l’élection, d’éradiquer une fois pour toute le marxisme-léninisme). Hollande devait terminer le travail en anéantissant le PS lui-même. Le résultat au plan électoral aujourd’hui vient de tomber : PC + PS = 4% des voix. Avec la chute de ces deux partis est mort le réformisme.

Il fallait donc impérativement qu’aucune force réformiste ne renaisse à gauche, et encore moins une force révolutionnaire. Pour cela, il fallait orienter vers l’extrême droite les mécontents de la politique sauvagement antipopulaire de Mitterrand et de ses successeurs. Puis vient le second objectif. Les partis de gouvernement (de droite et de gauche) poussent l’extrême droite non pour qu’elle arrive au pouvoir, mais pour se maintenir au pouvoir en se présentant comme défenseur de la démocratie contre « le danger fasciste ». Le bon peuple est donc convié pour la troisième fois à donner son vote, sa confiance, son blanc-seing, au représentant du grand capital, à sacrifier ses intérêts même de court terme pour l’union sacrée avec ses oppresseurs, à accepter une fascisation réelle à un « fascisme fantasmé »[14].

Nous disions donc que si le pouvoir réel (le Capital) ne veut pas de Le Pen, Le Pen elle-même ne veut pas du pouvoir. Le fait que son parti soit totalement inapte à prendre le pouvoir en est un signe patent. Toute l’argumentation en faveur du « vote barrage » repose sur l’idée qu’un régime fasciste apparaît soudainement un « matin brun » en s’emparant miraculeusement de l’Etat, de l’économie et de la société. Sur l’idée que le pouvoir est dans les urnes, et qu’un fasciste sorti des urnes sera à même d’imposer sa loi au pouvoir réel, au pouvoir économique qui ne veut pas de lui.

En ce qui concerne la haute fonction publique, on a vu comment les différentes écuries bourgeoises préparaient leur entrée à l’Elysée, « l’élite rose » avant 1981, les chiraquiens après Mitterrand, etc. Avec Le Pen, c’est le désert[15]. Aujourd’hui dans les ministères, c’est le calme plat, tant l’élite est certaine de continuer à exercer le pouvoir.

Dans les grands pays impérialistes[16], le fascisme n’apparaît qu’à deux conditions : premièrement, la fascisation institutionnelle doit s’accompagner d’une militarisation du parti et des courants fachos. Il lui faut des SA et leurs crimes contre les syndicalistes et les communistes, il lui faut un incendie du Reichstag, il lui faut des fasci et leur marche sur Rome. Cette préparation de l’avènement du fascisme, sur fond de crise de régime, est conduite au plan institutionnel et militaire jusqu’à ce que le régime confie « pacifiquement » le pouvoir au Führer ou au Duce, parce que tel est, à un moment donné, l’ultime solution pour le pouvoir économique[17].

L’autre condition, c’est la guerre. Le fascisme apparaît dans un état de guerre, pour préparer la guerre. Même dans un pays secondaire comme l’Espagne, le pronunciamento de juillet 36 était lié à une préparation de la seconde guerre mondiale par les grandes puissances anticommunistes (Allemagne, Italie, Grande-Bretagne). En France, le parti pétainiste, qui certes avait un solide ancrage dans le pays, n’a pu venir au pouvoir que dans les wagons de l’armée d’invasion nazie. On sait ce qu’il en est en Italie et en Allemagne.

Pour préparer la guerre, il faut chauffer à blanc la guerre de classe à l’intérieur du pays, la guerre ouverte de classe propre au fascisme, la terreur fasciste contre la classe ouvrière pour la mater afin qu’elle soutienne la guerre impérialiste.

En France, c’est Macron et ses semblables qui incarnent le mieux l’engagement de la France dans la guerre qui monte entre l’OTAN et la Russie. La fascisation va se poursuivre et se durcir précisément parce que nous sommes déjà entrés dans une économie de guerre et parce que les USA veulent enrôler l’Europe dans une guerre contre la Chine et, dans une première étape, contre la Russie. Or, le parti fasciste de Le Pen n’est pas apte actuellement à assumer et à conduire cette étape, ne serait-ce qu’en raison des positions non-atlantistes et pro-russes de MLP, et de son absence d’appareil politique et milicien.

Avec Macron, nous savons ce que nous aurons de manière indubitable : une intensification de l’islamophobie pour mater le prolétariat, en le divisant et en réprimant son cœur le moins enclin à partir la fleur au fusil, à savoir les Indigènes. Avec Macron, on aura la stigmatisation des Indigènes comme traîtres à la patrie et le contrôle de la jeunesse avec le service militaire obligatoire. Aucun argument ne peut nous faire approuver cette politique avec un bulletin le 24.

Même minime soit-il, le risque de voir Le Pen au pouvoir le 25 poserait un problème au pouvoir économique et à son représentant Macron, et à Le Pen elle-même – qui ne cessera d’envoyer des signaux pour perdre des voix, tels que ces jours derniers :« intégrer Poutine dans l’OTAN et dans une Europe de Lisbonne à Vladivostok », ou sa promesse de faire venir le père à l’Elysée, ruinant ainsi des années d’efforts pour adoucir l’image du RN.

Le pouvoir économique et son représentant ont un problème de leadership, révélateur de l’incompétence politique d’un type comme Macron, autant que de son hubris. C’est à eux de le résoudre, pas à nous de les y aider ! Si la maison brûle, le pouvoir trouvera ses solutions, cela ne fait aucun doute. Cette situation est le signe d’une crise politique qui s’approfondit, et qui devrait d’ailleurs nous réjouir plutôt que de nous affoler ou d’entreprendre de démoraliser les masses en les appelant à se réfugier dans la macronie.

Voilà pour les arguments de fond, à partir desquels je pourrais (mais cela devrait faire l’objet d’un autre texte) critiquer la liste des justifications du vote Le Pen, qui toutes partent de deux idées erronées : le pouvoir est dans les urnes, le danger fasciste est réel.

Un mot sur la question du 3è tour souvent évoquée par les camarades qui appellent à voter Macron : je crois qu’ils sous-estiment les dégâts d’une telle position dans la jeunesse qui s’est mobilisée pour Mélenchon. C’est la dégoûter de la vie politique, c’est la désarmer alors qu’il faudrait au contraire s’appuyer sur cet élan du premier tour pour la conduire à persister dans sa politisation. Lui dire de voter Macron, c’est la dépolitiser, la faire retourner dans son éparpillement et son isolement.

Et c’est peut-être surtout la démoraliser. En agitant le fantasme du fascisme, en distillant la peur, c’est l’empêcher de reconnaître sa force, cette force (les jeunes actifs des villes) commençait à poindre dans leur conscience le 10 avril. C’est gâcher cette force, la nier, c’est à nouveau leur dire qu’ils ne sont rien puisque comme cela, d’un coup, on peut se réveiller un « matin brun »… sauf si on compte sur Macron pour empêcher ce funeste destin !

Comment peut-on dire que la meilleure manière de reprendre les armes c’est d’abord de les déposer ? Comment dire que le bulletin Macron est en fait un bulletin anti-Macron ? Comment dire que l’on fait barrage à Le Pen en soutenant inconditionnellement[18] le politicien qui distille le racisme, le pétainisme, le maurrassisme, dont le ministre de l’intérieur trouve MLP « trop molle », qui a imposé la pire loi raciste depuis Pétain, c’est-à-dire très concrètement le politicien qui prépare le terrain à l’avènement d’un régime fasciste le jour venu. Il faut être clair : voter Macron aujourd’hui, c’est favoriser Le Pen demain, ou plutôt, puisqu’elle est minable, favoriser un politicien fasciste d’une autre envergure. Macron peut lui-même, au cours du quinquennat, durcir le régime, notamment si l’escalade guerrière contre la Russie continue. Celui qui a à son programme le service militaire obligatoire et la hausse des crédits de l’armée fera avaler une loi martiale aussi facilement qu’un couvre-feu à 18 heures, puisque nous avons baissé les bras et que nous nous apprêtons encore à le faire en appelant à voter pour lui.

Le nouvel électorat de la gauche, notamment les jeunes, ne se mobilisera pas pour LFI si on l’appelle à soutenir dimanche l’Etat raciste et policier. C’est d’ailleurs ce que LFI a apparemment compris, qui ne donnera pas une consigne de vote claire pour Macron, et se contentera de publier les résultats de son referendum interne (hypothèse à l’heure où j’écris[19]).

Bref, toutes ces questions davantage tactiques mériteraient un autre texte.

POUR TERMINER, il faut examiner la singularité de la cartographie politique française due à Mitterrand. C’est lui qui a inventé une chimère, il faut le dire assez diaboliquement efficace, composée d’une tête fasciste et d’un corps démocratique. La tête, c’est un exécutif fascisant[20], répandant le racisme, aggravant les inégalités raciales, dirigeant le pays à coup d’ordonnances et d’un opaque conseil de Défense. Le corps, c’est ce bon vieil Etat de droit et ses institutions démocratiques, cette bonne vieille société démocratique et ses petites libertés. Tous les cinq ans, cet alliage de fascisme et de démocratie se brise en deux morceaux, la chimère se présentant toute entière comme dotée du seul corps démocratique, tandis que la tête fasciste est expulsée pour prendre forme dans un parti dont l’existence est ectoplasmique entre deux élections.

Car la condition d’existence de cette chimère, c’est la fabrication pratiquement ex nihilo d’un parti fasciste ectoplasmique, c’est-à-dire sans troupe, sans milices, sans action, sans autres moyens que ceux médiatiques que lui donne le pouvoir démocratique quand cela lui convient, c’est-à-dire au moment de la présidentielle. Là le pouvoir donne corps à l’ectoplasme, un fascisme fantasmé sert de chiffon rouge pour faire valider la chimère qui unit organiquement démocratie et fascisme.

L’union sacrée fonctionne, tous les cinq ans, pour garder au pouvoir la tête fasciste qui pourra continuer à mettre les jeunes à genoux pendant des heures pour les humilier, à blesser et à embastiller des milliers de manifestants, à arracher des yeux et des mains, à découper les tentes des migrants, à transformer la Méditerranée en tombeau, à imposer les pires lois racistes et policières (« sécurité globale » et « anti-séparatisme »), à couvrir les crimes policiers et les crimes racistes, à plaisanter sur les « kwassa kwassa », à gouverner avec un opaque Comité de défense (conseillé par un cabinet financé par la CIA), à faire la chasse aux islamo-gauchistes, à interdire les associations, à briser les vies de dix millions de pauvres de chômeurs et de précaires, à user les gens au travail, à discipliner la jeunesse pour lui promettre la guerre, etc., etc.

Le 24, on croira voter contre Le Pen, mais on votera pour sa maison mère, matrice de tous les crimes. Et pour que continue à fonctionner le couple infernal fascisateur/fasciste[21]. Cela s’appelle, qu’on le veuille ou non, l’union sacrée qui, loin d’entraver la possible victoire future du fascisme, la facilitera au contraire.

20 avril 2022

(Une première version de ce texte a été rédigée le 15 avril. Cette version du 20 ne la modifie qu’à la marge).

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Après la victoire de Macron le 24 avril, on pourra sans doute entendre que certains ont eu le luxe de s’abstenir tandis que d’autres se salissaient les mains en votant Macron. Même si l’on écarte l’idée d’une impossibilité de pouvoir fasciste, et que l’on reste dans une démarche purement électoraliste, il faut bien voir que la victoire de Macron est assurée. Certes, on ne peut rien savoir de la fameuse « dynamique du deuxième tour ». Mais si l’on s’en tient à la photographie du premier tour, et aux indications de report de voix des instituts de sondage (en gros quatre millions de voix pour Macron), on peut dire ceci : dans le cas où la totalité des électeurs de Mélenchon, de Roussel, du NPA et de LO s’abstient dimanche, et où la totalité des électeurs de Zemmour et de Dupont se rallient à MLP, Macron passe avec environ 52% des voix.

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  1. Le fascisme est une forme de pouvoir différente, la domination de classe de la bourgeoisie y est différente de celle de la forme démocratique, c’est la dictature terroriste ouverte qui, en général, est mise en place pour fomenter la guerre impérialiste.
  2. « La superstructure politique qui coiffe la nouvelle économie, le capitalisme monopoliste (l’impérialisme est le capitalisme monopoliste), c’est le tournant à partir de la démocratie vers la réaction politique. À la libre concurrence correspond la démocratie. Au monopole correspond la réaction politique. « Le capital financier tend à l’hégémonie et non à la liberté », dit très justement R. Hilferding dans son livre Le Capital financier. » (Lénine, Une caricature du marxisme et à propos de l’ »Economisme impérialiste », Œuvres, tome 23 page 44)
  3. Souvenons-nous de Césaire : ce que le très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois ne pardonne pas à Hitler, « ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les Nègres d’Afrique », Discours sur le colonialisme, 1955.
  4. Couches supérieures de la classe ouvrière (notamment les appareils syndicaux et politiques) et ce qu’on appelle « couches moyennes ».
  5. Un exemple parlant est tout récent : la capacité de financer le salaire (par le chômage partiel) de plus de la moitié des travailleurs pendant presqu’une année (crise du COVID) ne pourrait exister sans la position dominante du capital financier français, c’est-à-dire son pouvoir impérialiste.
  6. Sur tous ces points, voir les analyses de Suzanne de Brunhoff.
  7. Ainsi que de LO.
  8. Les statuts de la Trilatérale précisent : « Ses membres adhèrent fermement aux valeurs de l’État de droit, du gouvernement démocratique, des droits de l’homme, de la liberté d’expression et de la libre entreprise qui sous-tendent le progrès humain ».
  9. Ce fait est relaté par Domenico Moro, Le groupe Bilderberg, Editions Delga.
  10. En général c’est le taux auquel ces deux pays empruntent à dix ans. Plus le taux est bas, plus les marchés estiment qu’ils ont confiance dans les capacités de remboursement des Etats. L’économie française est largement articulée à l’économie allemande, une hausse du spread entrave les investissements en France. Avant le premier tour, dès que Macron a dégringolé dans les sondages, faisant apparaître le spectre d’un deuxième tour Mélenchon – Le Pen, le spread a augmenté, et il a diminué dès la remontée du candidat de la finance.
  11. Le slogan Ni Macron ni Le Pen laisse entendre que les deux modèles sont équivalents, ce qui est faux.
  12. A Marseille, à la suite du meurtre d’Ibrahim Ali par trois colleurs d’affiche du FN en avril 1995, des militants antifascistes, se présentant sous le nom de FTP (en mémoire des résistants FTP-MOI), attaquent au cocktail molotov et à l’explosif plusieurs locaux du FN. Deux militants sont arrêtés et jetés en prison : Yves Peirat et William Ferrari, condamnés par la justice, lâchés par la gauche et une partie de l’extrême gauche. Voir la brochure de Scalp-Reflex, préfacée par Maurice Rajsfus, Franc-Tireur, un combat antifasciste à Marseille, Editions Reflex, 2000. Aujourd’hui, Darmanin veut interdire certains comités antifascistes.
  13. Cette aventure est relatée dans le détail dans Faux, Legrand, Perez, La main droite de dieu, enquête sur l’extrême droite et Mitterrand, Le Seuil 1994. Il y a dans ce livre beaucoup de citations éloquentes, par exemple les propos de Bérégovoy à F.-O. Giesbert : « On a tout intérêt à pousser le Front national, il rend la droite inéligible. Plus il sera fort, plus on sera imbattable. C’est la chance historique des socialistes. »
  14. Répétons-le encore, tant les injonctions à voter Macron empêchent de bien lire, répétons qu’il s’agit d’un fascisme « fantasmé » en tant que fascisme au pouvoir aujourd’hui, en tant que mise en place d’un régime fasciste le 25 avril 2022. La diffusion des idées racistes quant à elle s’aggravera, les lois liberticides et racistes se multiplieront, les petites milices fascistes seront utilisées contre les grévistes et les manifestants, etc.
  15. Ce ne sont pas les quelques anonymes du Club Horace, apparus en 2017 pour vendre la « présidentiabilité » de Le Pen, qui constituent une ossature pertinente.
  16. Il en va différemment des pays du Tiers-Monde, qui ont goûté bien avant l’Europe de la réalité d’un régime nazi.
  17. Voir au sujet de l’Allemagne l’excellent livre d’Eric Vuillard, L’ordre du jour, Actes Sud, 2017. En février 33, Göring demande à vingt-quatre patrons allemands (dont ceux d’Agfa, Allianz, BASF, Bayer, IG Farben, Krupp, Opel, Siemens, Telefunken…) de le soutenir financièrement pour les élections (élections de mars 33, où Hitler fait moins que ce que fera MLP le 24). C’est comme si d’ici le 24 avril Le Pen réunissait les patrons du CAC 40 (dont les profits ont ruisselé comme jamais en 2021 grâce à Macron) pour leur demander de la soutenir et de la financer.
  18. Sauf en faisant appel à la magie. Comme en 2002, où les bulletins Chirac du dimanche devaient se transformer en autant de libelles anti-Chirac le lundi. Il y a souvent dans ces arguties des idées qui font frémir tout de même. Les auteurs d’injonctions à voter Macron se drapent dans une posture de supériorité morale. Pour eux, leur bulletin Macron de dimanche ne sera pas vraiment un bulletin Macron. Le brave populo qui glissera un bulletin Macron ou MLP dans l’urne dimanche le fera bêtement, au premier degré, tandis que pour les Sages le bulletin Macron sera la meilleure arme pour lutter conte Macron. Se rendent-ils compte que leurs arguments pourraient être utilisés par l’ouvrier qui vote MLP : « je n’approuve pas le programme de MLP mais j’utilise le seul bulletin pour m’opposer à l’arracheur de mains, mon bulletin MLP est un bulletin anti-Le Pen et le 25 je serai dans la rue pour lutter contre elle ». Il est vrai que l’ouvrier ne fera jamais partie du Gouvernement des Sages.
  19. Hypothèse confirmée après l’interview de Mélenchon le 19 avril.
  20. Souvenons-nous que la première loi imposée par Mitterrand au parlement démocratiquement élu en 1981 fut une loi d’amnistie avec reconstitution de carrière de Salan et des généraux putschistes d’Alger. Au moins une promesse tenue, celle faite à Tixier-Vignancour en échange de son ralliement à Mitterrand au deuxième tour.
  21. Nous empruntons à Lordon le terme très évocateur de fascisateur.