Ce dossier a été publié dans La Voie du socialisme numéro 4, septembre-octobre 1984 à l’occasion du trentième anniversaire de la glorieuse insurrection du peuple algérien du 1er novembre 1954. Je n’ai rédigé que l’introduction, publié ici par ailleurs sous le titre « Mouvement ouvrier et indépendance nationale ».
Sommaire
-I- Le PCF nie l’existence de la nation algérienne
-II- « EL MOUJAHID », organe du FLN, sur le PCF
-III- Le PCF vote les pouvoirs spéciaux
-IV- Lettre de François Marty à Jacques Duclos, 10 mars 1956
-V- Qui était François Marty ?
-I- LE PCF NIE L’EXISTENCE DE LA NATION ALGERIENNE
Trente ans après le déclenchement de la guerre de libération nationale en Algérie, le PCF clame qu’il a été le seul et véritable soutien du peuple algérien durant cette période. Ces proclamations cherchent à faire oublier la haute trahison des dirigeants du PCF à l’égard du mouvement de libération nationale algérien ainsi que le soutien qu’ils ont de ce fait apporté à la bourgeoisie impérialiste française.
Dans les années 20, l’Algérie est une colonie de peuplement qui comprend un million d’Européens sur dix millions d’habitants. A la naissance du PCF, ses fédérations algériennes sont exclusivement composées d’Européens. Ces pied-noirs « communistes » développent des thèses ouvertement racistes et paternalistes. On peut ainsi lire dans La Lutte sociale, organe des fédérations algériennes, du 23 juin 1921 : « Après 70 ans de colonisation, l’Arabe est resté ce qu’il était : un simple, un primitif, l’esprit ficelé dans la coutume, aussi fermement rattaché à ses traditions qu’aux premiers siècles de l’Hégire. » Pour ces fédérations algériennes, il faut « combattre résolument les tendances nationalistes de la minorité indigène cultivée, la discréditer par tous les moyens aux yeux de leurs coreligionnaires (…) et donner aux indigènes une grande impression de force[1]. »
Malgré les fermes rappels à l’ordre de l’Internationale Communiste dans l’entre-deux-guerres, le PCF adoptera, même au moment de la lutte armée du peuple algérien, une position réactionnaire axée autour de deux idées : nier l’existence d’une nation et d’un Etat algérien avant la colonisation française ; discréditer et combattre tout esprit et tout mouvement de libération nationale et d’indépendance.
Face à la montée du mouvement de libération nationale et aux mises en garde de l’Internationale Communiste, le PCF ne peut pas continuer à propager ouvertement les préjugés racistes des coloniaux. Il doit élaborer une théorie de camouflage qui aboutit à la célèbre thèse de la « nation algérienne en formation ». Après avoir indiqué dans un discours de 1939 à Alger qu’il n’y a pas en Algérie de » ‘race élue’… qui pourrait prétendre à la domination exclusive », Thorez conclut ainsi : « Tous ceux-là (Arabes, Turcs, Berbères, Romains, etc. – VDS) se sont mêlés sur votre terre d’Algérie, auxquels se sont ajoutés des Grecs, des Maltais, des Espagnols, des Italiens et des Français. (…) Il y a une nation algérienne qui se constitue, elle aussi, dans le mélange de vingt races. »
Cette thèse vise à combattre le principe de l’intégration de l’Algérie dans le monde arabe, sans cesse réaffirmé par le mouvement national algérien : « L’Algérie fait partie du Maghreb arabe. Elle appartient au Monde Arabe auquel l’unissent quatorze siècles d’histoire et de culture arabo-islamique ainsi qu’une lutte commune contre l’oppression coloniale et impérialiste. » le FLN exprime ainsi, dans le préambule à ses Statuts, son indépendance à l’égard de la vieille Europe impérialiste et l’attachement de son pays à ses racines historiques.
En bon défenseur de l’impérialisme français, le PCF ne peut tolérer une telle volonté d’indépendance. Il s’attachera donc à essayer de démontrer que la nation arabo-islamique n’existe pas avant la conquête française. La nation algérienne est à ses yeux en train de se constituer de « vingt races » (ou « ethnies ») qui doivent toutes être placées sur un pied d’égalité. Pour étayer cette thèse, la direction du PCF s’efforce de présenter la masse des colons comme « des familles de situation moyenne et même modeste : petits colons, petits commerçants et artisans, membres des professions libérales, fonctionnaires, employés (…) Ces hommes et ces femmes, nés en Algérie, ont un mode de vie et des façons de voir certains problèmes qui ne sont plus ceux de Français. C’est pourquoi cette population ne peut être considérée comme une minorité nationale française, ayant sa principale attache en France. Elle forme une masse qui s’intègre peu à peu, parfois inconsciemment (…) dans une communauté nouvelle algérienne[2]. » Les petits colons seraient au même titre que les Arabes sous la domination des gros colons que sont « les cent seigneurs de l’Algérie ».
Ces affirmations nient en réalité près de 130 années de colonisation et d’exploitation éhontée du peuple algérien. Elles oublient que les colons — grands ou petits — constituaient un peuplement dû au régime colonial qui avait maintenu volontairement cette minorité en dehors et au-dessus du peuple algérien. Elles oublient « la politique d’assimilation et le code de l’indigénat » mis en place par les colonialistes pour établir la supériorité raciale de l’Européen et maintenir le peuple algérien dans l’esclavage.
Quant à la nation algérienne, tous les progressistes reconnaissent son existence avant la colonisation française. Dans un article sur l’histoire de l’Algérie publié dans la revue Horizons du mouvement de la Paix par exemple (numéro de décentre 1959), Albert Paul Lentin conclut à propos de « la conquête de l’Algérie par le roi de France » en ces termes : « Une nouvelle page d’histoire s’ouvre qui finira par la mise en tutelle de la nation algérienne et par la destruction de l’Etat algérien. »
Avec ses théories sur la nation algérienne, la direction du PCF devait logiquement combattre tout mouvement de libération nationale. Et elle ne s’en priva pas.
UNE CONTINUITE DE 1920 A 1954
La politique de discrédit des « nationalistes » préconisée en 1921 par les adhérents du PCF fut appliquée de manière permanente.
Au 9e Congrès du PCF en décembre 1937, Thorez déclarait : « Si la question décisive du moment c’est la lutte victorieuse centre le fascisme, l’intérêt des peuples coloniaux est donc dans leur union avec le peuple de France et non dans une attitude qui pourrait favoriser les entreprises du fascisme. »
Suivant la voie tracée par son maître, le Parti, communiste algérien (PCA) qui était dirigé depuis Paris (même pour les problèmes mineurs) se déchaînait contre le mouvement national en déclarant : « C’est faire le jeu du fascisme international que de se livrer à des provocations en réclamant l’indépendance [3]. »
Une des constantes du PCF a été de faire passer le mouvement national algérien pour un groupe de nationalistes chauvins. Entre 37 et la Seconde Guerre mondiale, la propagande du PCF tend à assimiler le mouvement de libération nationale à un mouvement adepte des théories racistes des nazis puisqu’il prône, prétend-on, la domination de la « race élue » des Arabes sur les autres « ethnies » et en particulier les colons européens « sans défenses » ! Mais le mensonge était trop gros, la bassesse et le cynisme trop voyants. Le PCF retira donc de la plupart des publications d’après 1945 la référence à la « race élue » exprimée dans le discours de Thorez à Alger en 1939.
En 1954, le PCF reprit son leitmotiv. Le déclenchement de la guerre de libération nationale constituait « des actes individuels susceptibles de faire le jeu des pires colonialistes ». Ces actes étaient commis par « des nationalistes chauvins », « des aventuristes », « des terroristes » ou « des trotskystes ». Aucune injure ne manque dans chacun des écrits du PCF.
« Qui pouvait apprécier réellement qu’il s’agissait du début du combat final de libération ? Qui étaient ces hommes ? Que voulaient-ils ? (…) Il n’était pas exclu de penser que la police colonialiste pouvait se saisir de cette situation pour briser le mouvement en lançant des actions aventuristes, une vaste provocation. » Ainsi s’expriment dans L’Humanité du 29 octobre 1984, trois anciens responsables de la section coloniale du PCF. Comme en 1954, ils avancent toujours la thèse de la provocation colonialiste pour justifier leur condamnation du déclenchement de la guerre, sans d’ailleurs y apporter la moindre critique. Par contre, les questions que posaient ces trois responsables reflètent bien l’attitude du PCF en 1954. En effet, il ne connaissait rien du mouvement de libération nationale algérien. Seul son appendice que constituait le PCA était représentatif à ses yeux. Il le présentait comme « le seul parti national à influencer et à rassembler en son sein des Algériens de toutes origines, (qui) a toujours lutté pour que les aspirations nationales algériennes s’expriment sans aucune étroitesse[4]. »
Ainsi retrouve-t-on les vieilles thèses colonialistes du PC : défense des intérêts des colons et attaque contre le mouvement national algérien. Inutile de préciser que le PCA, simple courroie de transmission du PCF, n’eût aucune influence au cours de la lutte armée et ne put même pas prétendre à un strapontin dans les négociations de la fin de la guerre ni dans le premier gouvernement de l’Algérie indépendante.
Bien entendu, le PCF ne pouvait pas reconnaître le FLN puisqu’il développait des thèses à l’opposé des siennes. Le FLN est ainsi quasi absent de tous les textes du PCF et de ses plumitifs. On parle simplement « des représentants qualifiés » du peuple algérien avec l’espoir de faire reconnaître son petit protégé, le PCA, parmi eux.
De la même façon, le PCF ne reprendra jamais les mots d’ordre et les analyses du FLN ainsi que les aspirations du peuple algérien. Il se contente de suivre les propositions des colonialistes : négociation, élections libres, etc.
Alors que des milliers de jeunes, de progressistes, d’authentiques communistes en rupture du Parti luttent, se font tuer et torturer pour apporter une aide efficace aux partisans algériens, le PCF lance des appels ronflants pour l’organisation… de pétitions, de lettres aux élus, de réunions, afin que « le gouvernement de gauche » devienne « un gouvernement de la paix en Algérie » (1957). Si le PCF essaie aujourd’hui de redorer son blason en se présentant comme étant la seule organisation de soutien actif, on constate dans les propos des trois responsables du PCF publiés dans L’Humanité d’octobre 1984 cités plus haut que leur attitude à l’égard du FLN n’a pas changé. A la question de L’Humanité : « Mais cette collaboration avec le FLN, contrairement au PCA, ne s’est pas poursuivie ? » Réponse d’un responsable du PCF, Elie Mignot : « Non. Les rapports se sont distendus vers la fin 1956, pas de notre fait, mais par la responsabilité de certains dirigeants de la Fédération de France, influencés par les milieux gauchistes. » On se croirait de retour en 1954.
Pour le néo-colonialisme en Algérie
La bourgeoisie impérialiste française considéra que les attaques du PCF contre le mouvement de libération nationale algérien n’étaient pas suffisantes. Il lui était nécessaire d’obtenir un soutien ouvert du PCF afin de désorienter les militants, les sympathisants et les progressistes et d’éviter ainsi toute prise de conscience et tout soutien du prolétariat à la cause algérienne. Le vote des députés communistes en faveur de la loi accordant les pouvoirs spéciaux au gouvernement de Guy Mollet apporta ce soutien. Personne n’ignorait, malgré les propos pacificateurs de Guy Mollet, que le vote des pouvoirs spéciaux donnait carte blanche à l’armée de répression coloniale, dont les effectifs, grâce à cette loi, allaient pouvoir grossir démesurément.
On sait comment Thorez justifia ce vote par l’impératif de… l’union de la gauche (voir l’article « Le PCF vote les pouvoirs spéciaux » dans ce numéro). Il expose crûment son raisonnement révisionniste :
« Le Parti communiste n’a pas voulu sacrifier le tout à la partie. Il a subordonné son attitude dans une affaire très importante, mais pourtant délimitée, à la préoccupation essentielle qui l’inspire : préserver les possibilités d’un large développement du front unique avec les ouvriers socialistes, y compris par le cessez-le-feu et la solution pacifique du problème algérien. Les députés communistes ont eu raison de ne pas compromettre cette perspective générale en se laissant aller à la rupture sur un point spécial où ils ne sont pas d’accord avec la politique générale[5]. »
LE PCF PRECHE LA VOIE DU NEO-COLONIALISME
Le souci permanent du PCF après 1955 est de terminer la guerre. Pour quelles raisons ? Non pas pour libérer le peuple algérien de ses chaînes ou dans l’intérêt de la nation algérienne, mais uniquement pour « sauvegarder les véritables intérêts de la France » ! Quelle France ? Celle des impérialistes. Le PCF va d’abord démontrer que le colonialisme ne rapporte plus autant qu’avant. « Les rapports colonialistes actuels entre la France et l’Algérie ne sont pas profitables au peuple français (lire : profitables à l’impérialisme français – VDS)[6]. »
« Par contre, écrit Léon Feix, l’Algérie libérée verrait ses besoins grandir dans des proportions considérables. Son premier soin serait de remédier aux plus graves déficiences de son système économique, laissé sciemment dans un état déplorable par les colonialistes. Elle construirait des barrages… des routes… des hôpitaux. Quel débouché pour notre industrie si la France après avoir reconnu aux Algériens le droit de gérer les affaires concluait avec l’Algérie des accords nouveaux (souligné par nous -VDS)[7]. »
Ainsi le PCF avoue-t-il sa préférence pour le système néocolonial. Ces lignes éloquentes préfigurent le récent et provoquant discours de Cheysson sur la permanence de la présence française en Algérie.
Le PCF a d’ailleurs poussé le raisonnement jusqu’au bout et, réalisant le « front unique » avec… la vieille bourgeoisie colonialiste française, il la mettait en garde contre les menées américaines dans sa propre sphère d’influence. Par exemple, Duclos déclarait à l’Assemblée nationale, le 31 mai 1957 : « Ils (les séparatistes colonialistes) sont prêts à se livrer aux Américains si cette combinaison leur paraît avantageuse. »
Discrédit et attaques contre les mouvements de libération nationale, soutien à la bourgeoisie impérialiste, sous prétexte qu’un autre impérialisme risque de prendre le gâteau, le PCF utilisa toutes ses vieilles thèses révisionnistes pour lutter contre les aspirations des peuples opprimés. La guerre de libération algérienne a montré avec éclat que ces manœuvres ne pouvaient qu’être balayées par un peuple en armes.
-II- « EL MOUJAHID », organe du FLN, SUR LE PCF
Le parti communiste qui a soi-disant toujours soutenu l’indépendance des peuples coloniaux et qui a toujours déclaré qu’il était le plus proche de nous, n’a pratiquement rien fait. En dehors de quelques déclarations platoniques pour un « cessez le feu » et d’articles académiques de « l’Humanité », rien de sérieux n’a été entrepris par ce parti quand on pense aux intenses possibilités dont il dispose. Les Algériens ne sont pas prêts d’oublier que c’est grâce aux voix apportées par Jacques Duclos et ses amis à la Chambre des députés que Guy Mollet et son Gouverneur général Robert Lacoste ont obtenu les pleins pouvoirs pour mener leur guerre d’extermination contre le peuple algérien.
Pourquoi les élus communistes au Palais Bourbon, au Conseil de la République, dans les conseils généraux et municipaux se taisent-ils honteusement sur les atrocités sans nombre commises par les troupes de leur pays et s’abstiennent-ils de tout acte en faveur de l’indépendance de l’Algérie ?
Pourquoi les dirigeants et les cadres de la C.G.T. n’ont-ils entrepris aucune grève pour gêner les impérialistes français dans leur guerre coloniale ? Pour ne citer qu’un exemple, les dockers de Marseille, Bordeaux, Nantes effectuent continuellement le chargement des bateaux d’armes et de munitions destinées à jeter la mort et la ruine dans nos douars et nos mechtas. (Pendant la guerre d’Indonésie, nous avons assisté à plusieurs reprises dans les ports hollandais à la grève des dockers qui s’étaient refusés de charger les bateaux de munitions à destination de l’Indonésie.)
Les jeunes militants du P.C.F. et de la C.G.T. répondent sans broncher aux ordres de réquisition du sinistre Bourges-Maunoury et viennent participer aux côtés des militants poujadistes aux exécutions sommaires des patriotes algériens, aux incendies et aux bombardements de nos villes et de nos villages, aux ratissages et à toutes les opérations de guerre dirigées contre nos vaillantes populations. S’ils avaient été des marxistes-léninistes conséquents », soucieux de « la solidarité ouvrière anticolonialiste », ils auraient préféré la prison chez eux à la guerre contre des masses surexploitées et brimées par un colonat et un patronat racistes et sans scrupules.
Oui ! on nous répond que les choses ne sont pas simples, que l’opinion en France n’est pas mûre pour ce genre d’actions, etc., etc. Mais pendant ce temps le sang continue de couler à flots et le prolétariat algérien est, une fois de plus, sacrifié à des considérations d’ordre tactique sous prétexte qu’il ne faut pas heurter ceux-ci ou ceux-là, ou pour la raison souvent invoquée qu’il faut réaliser le « Front Républicain ».
Extrait tiré de « EL Moujahid », n°2, juillet 1956
-III- Le PCF vote les pouvoirs spéciaux
François Marty adressa cette lettre à Jacques Duclos en tant que membre du Comité de section du PCF de Perpignan-Est, parce qu’elle correspondait à sa façon d’agir en internationaliste prolétarien. Elle atteste de la grande clairvoyance politique de son auteur. En effet non seulement François Marty stigmatise le vote honteux du groupe communiste à l’Assemblée pour les « pouvoirs spéciaux » en Algérie, mais il met en évidence la ligne politique qui conduisit la direction du PCF à trahir la lutte du peuple algérien et cherche, sans se faire d’illusions, à provoquer un nécessaire débat au sein du Parti.
LE PCF FALSIFIE L’HISTOIRE
Les circonstances du vote des pouvoirs spéciaux demandent quelques explications, le PCF voudrait bien maintenant faire croire qu’en quelque sorte la « bonne foi » de la direction a été surprise. Cette falsification a commencé très tôt. Duclos prépare le terrain avec son discours du 12 mars 1956 à l’Assemblée :
« Les pouvoirs spéciaux sont demandés, nous dit-on, pour aboutir rapidement à la paix et pour contraindre, si besoin est, les grands possédants d’Algérie à renoncer à leurs privilèges, d’autres déclarations différentes ont été faites aussi, et elles sont relatives à des mesures militaires que nous ne saurions approuver. »
Marcel Egretaud (Réalité de la nation algérienne, Editions sociales, 1957, PP- 143-145) inaugure la légende :
« Le chef du gouvernement demande à l’Assemblée Nationale des « pouvoirs spéciaux », en précisant que respectueux de la volonté manifestée par la majorité du corps électoral lors du scrutin du 2 janvier, il veut utiliser ces pouvoirs pour hâter la solution pacifique, car, précise-t-il, ‘la mission de la France n’est pas de faire la guerre. (…) L’Assemblée Nationale accorde les pouvoirs spéciaux, mais on s’aperçoit bien vite que le gouvernement et son représentant en Algérie, R. Lacoste, n’ont nullement l’intention d’utiliser ces pouvoirs dans un sens qui correspond aux déclarations de Guy Mollet. »
Le Manuel d’histoire du PCF (Editions Sociales, 1964, pp. 602-603) entretient la fable :
« Le gouvernement adopte une série de décisions contraires à ses déclarations (…) Le 10 avril W. Rochet et J. Duclos interviennent auprès de Guy Mollet pour lui faire connaître l’opposition des communistes. Le 27 le Bureau Politique souligne la contradiction grandissante entre les paroles et les actes du gouvernement. »
Le summum est atteint par J. Duclos lui-même (Mémoires 1952-1958 : Dans la mêlée, Fayard, 1972, pp. 248- 249), qui cite son triste discours du 12 mars et poursuit en ces termes :
« Il restait à voir ce qui allait être fait de ces pouvoirs spéciaux. En matière de politique intérieure le gouvernement fit voter l’allongement des congés payés à trois semaines et le Fonds National de Solidarité avec la vignette-auto. »
Les commentaires de Duclos s’arrêtent là !
QUELS SONT LES FAITS ?
Le 2 janvier 1956, la gauche gagne les élections. Le PCF recueille le plus grand nombre de voix, Guy Mollet constitue son cabinet sans les communistes, malgré les propositions faites par ces derniers de déterminer un programme commun (déjà !) de gouvernement. La politique en Algérie avait été le thème central de ces élections, ce qui avait provoqué de grandes divisions à l’intérieur de l’ensemble des partis. Rapidement la politique menée par Guy Mollet provoqua des remous au sein de la SFIO ; un nouvel événement allait accentuer ce phénomène.
Le 6 février, sous la pression des manifestants de droite et d’extrême-droite, Catroux, ministre résident en Algérie, donne sa démission et est remplacé par Robert Lacoste, colonialiste ultra. Dès sa nomination ce dernier cherche à intensifier la guerre en Algérie. Il réclame l’engagement de nouvelles troupes et des pouvoirs plus étendus ; il les obtiendra bientôt.
Le 7 mars, le projet de loi accordant les « pouvoirs spéciaux » est adopté en commission (les communistes s’abstiennent, la plupart des partis se divisent, les socialistes votent favorablement mais certains font connaître leur désaccord). Le sinistre article 5 précise :
« Le gouvernement disposera en Algérie des pouvoirs les plus étendus pour prendre toute mesure exceptionnelle commandée par les circonstances en vue du rétablissement de l’ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire. »
Le journal Le Monde peut alors noter que « l’idée du rappel d’une classe n’est pas absente des pensées de certains. »
Cette mesure est naturellement très impopulaire et favorise l’action des communistes contre la guerre d’Algérie. L’enjeu est clair : le gouvernement Mollet aura-t-il les moyens d’intensifier la guerre pour « affirmer la plus grande fermeté envers les fellagas », comme le dit Lacoste ?
Les autres mesures contenues dans le projet de loi ne peuvent camoufler l’essentiel. C’est dans ces circonstances qu’interviennent le 12 mars le débat à l’Assemblée nationale et le vote favorable du groupe communiste. Ce vote constitue donc purement et simplement une trahison dont les conséquences étaient non seulement prévisibles mais évidentes. Lacoste pourra se féliciter de disposer de 400 000 hommes de troupe fin juin et de pouvoir donner aux opérations militaires une envergure jamais atteinte. L’activité socialiste en Algérie, et de R. Lacoste en particulier sera si typiquement colonialiste et réactionnaire qu’elle s’attirera les louanges de personnages tels que Tixier-Vignancourt :
« Jamais, je dois le dire, depuis les discours prononcés hier et ce matin par Monsieur le Secrétaire d’Etat Lejeune et Monsieur le ministre résident en Algérie Lacoste, je n’ai eu autant envie de voter pour le gouvernement » (J.O, Débat du 2 juin à l’Assemblée Nationale).
QUELLES FURENT LES REACTIONS AU SEIN DU PCF ?
A l’intérieur du PCF, nombreux sont ceux qui vont réagir, aussi la direction va-t-elle multiplier les « explications » du vote des pouvoirs spéciaux, notamment : la résolution du Comité central du 22 mars, la réponse du Secrétariat « A propos du vote du groupe communiste dans le débat sur l’Algérie » parue dans L’Humanité du 31 mars, l’assemblée d’information présidée par E. Fajon le 13 avril, la déclaration du Bureau politique du 27 avril. Ces explications ne sont sans doute pas suffisantes puisque Thorez doit revenir sur ce point dans son intervention au Comité Central des 9 et 10 mai et est obligé d’avouer que :
» Naturellement, quelque émotion s’est manifestée dans le parti à la suite de ce vote. Je crois qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure si des militants demandent des explications, c’est au contraire l’absence de question qui aurait été grave. Il est absolument naturel que nos militants, formés dans l’esprit de l’internationalisme prolétarien, soient alarmés par ce qui se passe en Algérie, et qu’ils demandent des explications sur les votes du groupe parlementaire. »
On ne peut être plus cynique ! Les justifications avancées par le PCF, quels que soient les textes, sont celles balayées par la lettre de François Marty : « la nécessité de ne pas briser l’unité d’action et la nécessité de tout faire pour que le gouvernement ne soit pas prisonnier de la droite ». Les justifications sont même parfois encore plus crues :
» Il [notre Parti] s’est refusé à sacrifier le tout à la partie, à sacrifier l’espérance de l’unité d’action, qui en s’amplifiant ouvrira devant nous la perspective d’un nouveau Front populaire « (Lettre du Secrétariat du 31 mars, citée plus haut).
On aura compris que le tout consiste en l’unité d’action parlementaire et que la partie sacrifiée, c’est le peuple algérien. L’activité contre la guerre d’Algérie ne sera plus organisée par le PCF, certains militants toutefois prirent des initiatives à titre personnel et furent peu à peu isolés dans le Parti, quand ils ne furent pas ouvertement critiqués. Le lecteur pourra se reporter à l’extrait d’EL Moujahid, n°2, organe central du Front de Libération Nationale publié dans ce numéro (voir article précédent), qui accable le PCF et se passe de commentaires.
LA CLAIRVOYANCE DE FRANÇOIS MARTY
Certains se sont levés au sein du Parti pour se joindre à la lutte du peuple algérien, d’autres aussi se lèveront en dehors du Parti. Ces prises de position seront très positives, mais resteront dans leur quasi-totalité limitées à la question de l’Algérie. Certains de ces hommes, faute de pouvoir comprendre pourquoi le PCF adoptait sur la question algérienne cette attitude réactionnaire, verseront dans l’anticommunisme et se retrouveront quelques mois plus tard parmi les soutiens de la contre-révolution en Hongrie.
Dans son analyse pertinente, François Marty élargit la question du vote des « pouvoirs spéciaux » à la ligne politique suivie par le PCF (mise en avant de la ligne parlementaire) dont elle est partie intégrante. Il rattache cette ligne aux récentes décisions du 20ème Congrès du PCUS (14-25 février 1956). De ce fait, la question fondamentale pour François Marty est de pouvoir instaurer « une large et vraie discussion sur la politique suivie et à suivre ». Mais l’analyse qu’il fait de la situation dans le parti ne lui laisse que peu d’espoir, d’une part parce que les militants n’ont pas été orientés vers ce genre de discussion et, d’autre part, parce qu’en guise de discussion, la direction du PCF ne fait que justifier après coup les décisions prises. L’exemple des pouvoirs spéciaux illustre cet état de fait. Par la suite, cette situation se perpétuera et les militants qui, comme François Marty, mèneront la lutte au sein du PCF pour le triomphe des idées marxistes-léninistes, seront progressivement isolés et exclus du PCF. Cela n’empêcha pas François Marty de poursuivre le combat jusqu’à sa mort à la direction de la Fédération des Cercles marxistes-léninistes d’abord, du Mouvement Communiste Français (m-l) ensuite et enfin du Parti Communiste Marxiste-léniniste de France.
-IV- LETTRE DE FRANÇOIS MARTY A JACQUES DUCLOS
Au camarade Jacques Duclos
Perpignan, le 19 mars 1966
Cher camarade,
Je crois qu’il est de mon devoir de militant de te faire savoir que je ne suis pas d’accord avec le vote du groupe parlementaire en faveur du gouvernement à propos des « pouvoirs spéciaux » pour l’Algérie. Les mesures militaires prévues et prises par le gouvernement sont à l’opposé de nos propositions pour l’arrêt des combats par la négociation d’un cessez-le-feu, voter dans de telles conditions pour le gouvernement c’est se faire les complices de la poursuite et de l’intensification des opérations de guerre contre le peuple algérien. Ce vote contraire à notre position de principe jette la confusion dans nos rangs, trouble nos camarades, les démobilise malgré tous les appels à poursuivre plus que jamais l’action pour un cessez-le-feu.
Moi-même, bien que secrétaire départemental du Mouvement de la Paix, je suis dans le désarroi et je n’ai pu entreprendre rien de nouveau depuis le rassemblement du 4 mars à Perpignan. Les nombreuses conversations que j’ai eues avec des braves gens qui nous comprenaient dénotent chez ceux-ci une évolution qui est loin de faciliter la tâche : ils sont maintenant de l’avis du gouvernement, ils veulent qu’on rétablisse l’ordre. Comment en serait-il autrement alors que les communistes paraissent être eux aussi de cet avis puisqu’ils font confiance au gouvernement !
De plus ce vote rend notre position difficile en face d’adversaires qui ont beau jeu de dire qu’il ne faut pas gêner l’action du gouvernement pour lequel nous avons voté, chaque fois que nous demandons la négociation pour un cessez-le-feu.
Telles sont quelques-unes des conséquences du vote de confiance pour lequel ne semble-t-il deux justifications seulement sont avancées : la nécessité de ne pas briser l’unité d’action et la nécessité de tout faire pour que le gouvernement ne soit pas prisonnier de la droite.
Il me semble qu’en raisonnant ainsi c’est faire dépendre l’unité d’action de l’action parlementaire au lieu de la faire dépendre de l’action à la base. C’est oublier que ce vote risque au contraire de contrarier l’unité d’action là où elle a été réalisée sur la base d’un cessez-le-feu.
C’est aussi sous-estimer les premiers résultats obtenus et qui ont fait que le groupe parlementaire socialiste n’est pas unanime pour la politique de Robert Lacoste et Guy Mollet. C’est oublier que nous pouvons empêcher le gouvernement d’être prisonnier de la droite par une vigoureuse action des masses.
C’est oublier l’exemple de la dernière législature (de droite) où l’action des masses a imposé le rejet de la C.E.D., a imposé le renvoi du gouvernement Laniel-Bidault (je crois) qui sabotait la négociation engagée à Genève pour la cessation des combats en Indochine, a imposé un gouvernement de gauche investi pour mener la négociation à bien avant la fin de juillet 54.
En réalité les deux arguments sont si insuffisants que les camarades qui veulent justifier tout de même la décision du groupe parlementaire sont amenés à minimiser l’importance des mesures militaires, feignant de croire que le gouvernement ne va pas intensifier les opérations de guerre. Ou bien ils prétendent que notre groupe parlementaire est certainement informé des intentions du gouvernement qui probablement cherche les contacts pour négocier un cessez-le-feu ; ils mettent alors en avant la rencontre Pineau-Nasser, faisant leur le point de vue des colonialistes qui estiment que la solution du problème algérien n’est pas en Algérie mais au Caire.
Cher camarade, j’ai tenu à te faire part de mon opinion personnelle et j’espère que tu n’interpréteras ma lettre que came une contribution à la critique nécessaire des décisions prises par les organismes du Parti. Je crois que notre Parti gagnerait à ouvrir une large et vraie discussion sur la politique suivie et à suivre, compte tenu que les rapports présentés au 20e Congrès du Parti de l’U.R.S.S. ont secoué aussi de nombreux camarades qui voudraient bien savoir où nous allons.
Je pense d’ailleurs que ce ne sera pas facile, nos camarades ayant depuis longtemps perdu l’habitude de dire ce qu’ils pensent et surtout d’essayer de penser sur ce qui se décide.
Mais je suis persuadé que la discussion vraie, axée sur la recherche de justifications aux décisions prises, redonnerait à l’ensemble du Parti le dynamisme qui lui fait défaut.
Bien fraternellement,
François Marty
-V- QUI ETAIT FRANÇOIS MARTY ?
François Marty était un simple militant, d’origine modeste, qui a montré par son courage indomptable la voie à suivre en fidélité à son idéal de jeunesse, le marxisme-léninisme, et en fidélité aux dizaines de milliers de patriotes et communistes qui ont sacrifié leur vie pour cet idéal.
Pendant la guerre d’Espagne il fut sans répit aux côtés du peuple espagnol assumant les fonctions difficiles que lui avait confiées le Parti. Sous l’occupation nazie, François Marty, Commandant Bourgat dans la Résistance, ne cessa jamais le juste combat. Pénétré d’un grand esprit de résistance à l’ennemi, il organisa clandestinement les premiers naquis de F.T.P.F. dans l’Aveyron, où il dirigea une Ecole de cadres de futurs élèves officiers. Ensuite avec son bataillon Bourgat, il passa à l’attaque dans la haute vallée de l’Aude harcelant les troupes de la Wehrmacht et libérant du 18 au 21 août 1944 les villes de Quillan-Cuiza et Limoux… Il est de ceux qui n’acceptèrent jamais la défaite et qui surent redonner au peuple de France son indépendance et la liberté.
Dans toutes les circonstances il a toujours osé se dresser contre toute atteinte à la voie révolutionnaire et même contre les dirigeants de son Parti lorsqu’il croyait que ceux-ci s’éloignaient de la voie prolétarienne. Il pensait qu’un communiste digne de ce nom ne devait pas être blessé par la vérité, ni avoir peur de la critique mais qu’au contraire, il devait toujours la solliciter pour extirper l’idéologie social-démocrate. Un exemple parmi tant d’autres est constitué par la lettre que nous publions.
Plus tard, durant l’été 1963, dans son obstination à rechercher toujours la vérité, François Marty se rendit lui-même en Albanie, en compagnie de son épouse Suzanne, pour vérifier les odieuses accusations lancées par le PCF contre les camarades albanais. Après avoir vu la réalité de la construction du socialisme en Albanie, il écrivit de Tirana à ses camarades : « Jamais je n’aurais pu imaginer qu’il y ait une telle union entre le peuple albanais et les dirigeants… »
Telle fut sa ligne de conduite, celle d’un authentique communiste. Au service de la classe ouvrière et du peuple. Toujours disponible à toute heure du jour ou de la nuit pour la lutte, pour préparer la révolution prolétarienne, en poursuivant jusqu’au dernier souffle le juste combat contre le révisionnisme moderne et pour le triomphe du marxisme-léninisme.
- Réponses à une enquête confidentielle sur « la question indigène » au sein des fédérations algériennes, citées par E. Sivan, Communisme et nationalisme en Algérie : 1920-1962, Paris, FNSP, 1976, p. 13. ↑
- Marcel Egretaud, « Reconnaître le fait national algérien, c’est l’intérêt de la France », Cahiers du communisme, année 1958, p. 711. ↑
- E. Sivan, op. cit. ↑
- Marcel Egretaud, ibidem. ↑
- L’Humanité du 27 mars 1956 et Les Cahiers du communisme, avril 1956. ↑
- Marcel Egretaud, ibidem. ↑
- Léon Feix, « Imposer la paix en Algérie », rapport présenté à l’assemblée du PC parisien, le 17 janvier 1957. ↑