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Les sans-papiers et le Parti socialiste

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  • Post category:Xénophobie

En octobre 1997, Chevènement présente un projet de loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers (la loi sera adoptée en avril 1998). Cette loi était destinée à tourner la page du grand mouvement de lutte des sans-papiers de 1996-1997, en se présentant comme une loi « progressiste », juste et équilibrée – comprenez : il s’agissait de lâcher quelques régularisations contre un maintien des lois Pasqua-Debré et une aggravation des dispositions discriminatoires et xénophobes de l’ordonnance du 2 novembre 1945. La loi restait fondée sur la logique du tri, que le mouvement avait rejetée au nom « des papiers pour tous ». En novembre 1997, le député socialiste du 13° arrondissement de Paris, Jean-Marie Le Guen, réunit plusieurs partis et associations de l’arrondissement pour présenter la camelote du gouvernement Jospin. L’association 13ACTIF fut conviée, et j’ai rédigé cette déclaration publiée ci-dessous. Peu nombreux étaient les opposants à la loi xénophobe de Chevènement, puisque la gauche était aux affaires. Ma déclaration reprend les arguments de ces opposants (notamment le GISTI), qui montrent que la structure de l’ordonnance de 1945 et de ses dizaines de modifications demeurent, avec ses trois axes : donner plus de pouvoir à l’administration, renforcer la suspicion à l’encontre des étrangers non-européens, et précariser leur sort au pan juridique (et donc social). Le texte rappelle combien la gauche chauvine s’est illustrée dans les politiques xénophobes et dans le colonialisme criminel.

L’association 13ACTIF avait été fondée à la suite du mouvement des sans-papiers de Saint-Bernard, à la faveur de la constitution du « sixième collectif » de sans-papiers, regroupant essentiellement des Africains subsahariens d’un foyer du 13° arrondissement. L’activité de l’association s’est déployée dans la lutte contre les expulsions (avec des actions dans les aéroports et les gares), et dans diverses actions liées au mouvement des sans-papiers et de l’immigration en générale. Mon intervention ne fut pas du goût du député socialiste, qui chercha à m’interrompre, et finit par le faire avec l’appui hélas de quelques militants. Par démagogie, il voulut donner la parole à un sans-papier assis dans les premiers rangs : pas de chance, il s’agissait d’un camarade de 13ACTiF qui a donc continué mon propos puisque nous avions préparé à quelques-uns l’intervention ! Alors que ce camarade sans-papier était sorti de la salle pour fumer, un collaborateur de Le Guen l’a abordé pour lui proposer une régularisation immédiate en échange de son soutien. Il reçut la réponse qu’il méritait…

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Déclaration de 13ACTIF à la rencontre avec le député socialiste Jean-Marie Le Guen

20 novembre 1997 à la brasserie Le Rozès

Contrairement aux annonces inscrites dans vos propres textes – comme le programme du P.S., ou la déclaration de politique générale de Jospin – les lois Pasqua-Debré ne sont pas supprimées, la législation pourtant désignée comme « complexe, incohérente et incompréhensible » n’est ni simplifiée ni clarifiée, la « réflexion d’ensemble sur les problèmes de l’immigration » n’est pas instruite.

Les maigres promesses d’avril-mai sont bien loin. La loi Debré est maintenue quasiment en l’état : quinze de ses dix-neuf articles restent inchangés. La législation xénophobe antérieure est aggravée par une vingt-cinquième modification de l’ordonnance de 45. Vos responsables affirment partout que, en matière d’immigration, le débat public est dangereux car il profiterait à l’extrême droite. Voilà au moins une étincelle de cohérence : une loi d’exception ne peut naître non du débat limpide, mais du travail obscur des cabinets ministériels. En juin, votre gouvernement a confié à un expert solitaire la tâche de rédiger à la hâte un rapport, sans tenir compte des milliers de pages écrites par des intellectuels engagés, par des militants politiques et associatifs qui œuvrent pour l’égalité des droits et qui tentent de faire vivre les principes inscrits dans le préambule de la constitution :

Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux devant la loi. Tout homme a le droit de se fixer en tout lieu et de se déplacer librement.

Pas de débat public donc, car que pourriez-vous dire en effet ? Comment expliquer que la république et la démocratie traitent une partie de la population en sous-homme sous prétexte qu’elle est étrangère ? Comment justifier cette démocratie limitée ? Comment donner raison à cette distribution de petits droits qui rappellent tant de mauvais souvenirs et qui ne fait qu’étendre le non-droit : la femme immigrée n’a pas les mêmes droits que l’homme, le célibataire que le marié, le jeune marié que le vieux couple, le malien que l’algérien et l’algérien que le portugais, le petit malade que le grand malade, le manœuvre que le chercheur, le jeune de 18 ans que celui de 16 ou de 13 ans. Mais de quoi parlez-vous donc ? De quelles valeurs pourriez-vous en effet vous réclamer dans ces chicanes de petit comptable ?

Pas de débat aussi pour une autre raison, qui vous taraude l’esprit et vous ronge le foie : c’est que, dans cette question du droit des étrangers plus que dans tout autre, la gauche est opposée à elle-même depuis toujours. Si vous montrez tant d’énergie pour établir un consensus silencieux avec la droite, c’est pour échapper au vieux débat qui oppose la gauche à la gauche. La référence commune et brumeuse à « l’esprit républicain » vous sert à dissimuler votre filiation.

Etes-vous les successeurs des révolutionnaires de l’an II qui défendaient les droits et les libertés de la personne humaine dans « l’égalité de l’épiderme » ? des communards qui portaient des étrangers à la tête de l’armée et du pouvoir ? des brigadistes partis combattre Franco ou de ceux qui ont accueillis en France les réfugiés espagnols comme des compagnons des mauvais jours ? des députés qui ont refusé les pleins pouvoirs à Pétain en juillet 40 ? des résistants qui portaient des noms difficiles à prononcer ? des soldats blancs d’Ho Chi Minh ou des porteurs de valise du FNL ?

Vous êtes-vous approprié l’histoire de cette gauche ou bien voulez-vous plutôt l’anéantir et en effacer jusqu’au souvenir ?

Chacune de vos paroles, chacun de vos actes, porte la trace de votre parenté avec l’autre gauche, la gauche détestable, la gauche thermidorienne et versaillaise, la gauche colonialiste, celle qui a injurié les communards avant de les envoyer au mur ou au bagne, celle qui a fermé sa porte aux républicains espagnols avant de leur ouvrir ses camps, celle qui a forgé, au nom de « l’intérêt national », les lois d’exception de 38-39 qui ont préparé Vichy, celle qui a organisé ou couvert les massacres de Haïphong, de Constantine, de Madagascar, de Thiaroye et plus récemment du Rwanda, celle qui a déclenché la guerre d’Algérie et conduit l’opération Daguet en Irak.

Pas de débat donc, mais, hélas pour vous, il vous faut quand même parler, car l’autre gauche que vous détestez, est toujours là, bien vivante, plus que vous ne l’imaginez. Elle s’est rassemblée autour du mouvement des sans-papiers et s’est renforcée grâce à lui. Il vous faut donc parler pour défendre l’indéfendable, cette circulaire et ce projet de loi honteux.

Mais que dire quand il s’agit de justifier d’étendre la xénophobie d’Etat ? Il ne vous reste qu’une issue, touiller sans fin les trois mots magiques de l’extrême droite : nation, chômage, insécurité. Dès lors, quand vos ministres ouvrent la bouche, c’est Le Pen qu’on entend. Depuis quinze ans, il occupe le trou du souffleur et eux, sur la scène, obtempèrent. Ecoutons-les.

« Le mot d’ordre « des papiers pour tous » n’a pas de sens dans le contexte de la situation économique du pays avec ses cinq millions de chômeurs réels. » « La France a un doute profond sur son identité (…). Son incertitude existentielle rend l’intégration difficile. »

(Entretien de Chevènement au Monde du 26/06/97).

La préférence nationale s’affiche jusque dans l’exposé des motifs du projet de loi, où sont opposés aux étrangers « le poids d’un chômage de masse, les difficultés de certaines cités, la montée des modèles communautaires ».

Le soupçon à l’encontre de l’étranger reste donc de mise. Même les rares postulants doivent d’abord sentir qu’ils sont indésirables. Leur droit au séjour se réduit d’abord à séjourner dans un « sas », selon le mot évocateur du ministre, qui, décidément, ne pense que clôture, enfermement, mise à l’écart (entretien au Monde du 25 septembre 1997). La dilatation de ce « sas », grâce à la multiplication des titres de séjour temporaires, met en danger la carte de dix ans, dont la délivrance et le renouvellement restent plus que jamais suspendus à l’arbitraire de l’administration. Le soupçon d’abord, les papiers ensuite, voilà toute votre politique, car il faut bien distribuer « généreusement » quelques titres puisque, comme le concède Chevènement, « les étrangers, quels qu’ils soient, sont AUSSI des hommes » (entretien au Monde du 26 juin 1997).

L’Etat arbitraire, l’Etat arbitraire parce que xénophobe, tel est votre seul horizon. Car une loi d’exception ne peut être appliquée démocratiquement, une loi xénophobe ne peut être mise en œuvre dans la transparence des règles. Elle a besoin du contrôle au faciès, des centres de rétention, parfois clandestins, où ni la famille ni les avocats ne peuvent se rendre, elle a besoin de menotter et de droguer les expulsés, elle a besoin des petits Papon qui derrière leur guichet peuvent faire basculer une vie d’un coup de tampon. C’est pourquoi, loin de clarifier et de simplifier la législation, vous la compliquez à souhait et la rendez toujours plus obscure. Afin que l’administration puisse, « dans l’ombre régner sur les ombres », vous n’avez cessé de réduire le pouvoir judiciaire et le droit de la personne. Ainsi, l’allongement de la durée de rétention administrative, ainsi la mention partout, dans chaque article, du « trouble à l’ordre public », ainsi le statut de l’asile territorial, qui dépend de la seule volonté du Ministre de l’intérieur, et qui porte le coup de grâce à l’asile politique que vous avez déjà réduit, et qui ne concerne plus que 3 500 réfugiés par an.

Mais il vous fallait aller plus loin encore, et la fausse régularisation des sans-papiers vous en a donné l’occasion.

Ce que nous savions, ce que les sans-papiers ont dit et redit tout au long de leur combat, le Ministre le revendique aujourd’hui hautement : la question n’est pas de réduire l’immigration irrégulière, la vraie question est de tracer entre réguliers et irréguliers une frontière que le pouvoir pourra déplacer sans cesse selon son libre arbitre et au gré des circonstances. « Régulier aujourd’hui, irrégulier demain, ou vice versa », qui le saura, et de quoi cela dépendra-t-il ? L’essentiel est de créer une atmosphère de doute sur l’avenir et de précarité généralisée, de crainte et de peur, avec quelques expulsions quotidiennes.

Il est donc désormais établi officiellement que l’Etat français veut son quota d’irréguliers. Simplement, le ministre de l’Intérieur leur conseille de ne pas se faire serrer par sa police le soir au coin d’un couloir de métro. Mais où en sommes-nous donc pour qu’un ministre de Gauche parle ainsi ? Oui, où en sommes-nous pour qu’il déclare sur le perron de Matignon, avec le ton de la suffisance et du contentement de soi : « Si on supprimait la ligne de partage entre les étrangers réguliers et irréguliers, je ne sais pas ce qu’il adviendrait de l’équilibre de la Sécurité sociale, sans parler de la situation de certains quartiers » (déclaration après le conseil des ministres du 15 octobre, qui a approuvé son projet de loi, cité par L’Humanité du 16/10/1997).

En quelques mots voilà rassemblés les traits de votre politique : son parfum d’extrême droite, sa médiocrité crasse et son cynisme.

Ainsi, vous le dites clairement : la vraie frontière n’est pas entre la France et l’extérieur. Vous savez que cette frontière-là est désormais ouverte, vous-mêmes faites donner l’armée pour en garantir la perméabilité quand des routiers en grève s’avisent de la fermer. Vous savez que, parmi les cent millions d’étrangers qui pénètrent chaque année dans ce pays, quelques dizaines de milliers le font « illégalement », pour tenter leur chance ici, poussés par une misère que la France elle-même, ou ses comparses, organisent dans les pays d’origine. La vraie frontière est à l’intérieur, elle sert à délimiter et à organiser une sphère grandissante de précarité, qui pèse de proche en proche sur des millions de gens, qu’ils soient immigrés réguliers ou français d’origine. Autrefois, la majorité des immigrés étaient sans-papiers, et la France n’avait besoin que de leurs bras. Aujourd’hui, il faut des bras ET un statut précaire officiel et labellisé, il faut la menace permanente de tomber dans l’état de sans-papier et d’y rester, et il faut ne pouvoir en sortir que par la grâce d’une misérable vignette collée sur un passeport. C’est le sceau légal de la précarité, l’organisation de l’illégalité par la loi elle-même. Bref, les marchands de sommeil et de fausses cartes pourront encore prospérer et les Bouygues continuer à user du sans-papier.

Voilà pourquoi nous rejetons en bloc la loi Chevènement, et avec elle toute la législation xénophobe dont elle est le dernier avatar.

Pour terminer, nous voudrions vous épargner le ridicule de la rhétorique sur l’opposition « gauche morale/gauche réaliste ». Il n’y a pas d’un côté les principes, et de l’autre le pragmatisme. Nous sommes du côté des principes et de la réalité. Car pour nous les principes ont une couleur bien réelle faite de chair et de sang. La famille qui ne peut inscrire son gosse à l’école par crainte des dénonciations, le travailleur qui rase les murs en rentrant chez lui pour échapper aux contrôles, le sans-papier qui ne peut se faire payer ses heures de travail, le régularisé qui ne peut garder son emploi parce qu’il a des papiers, le jeune ménage qui ne peut trouver un logement, parce qu’on ne peut signer un bail de trois ans avec un titre temporaire d’un an, les insultes racistes dans les commissariats, l’abomination de la détention et de la rétention, où parfois on ne donne ni à manger ni à boire, tout cela est la réalité, cette réalité honteuse et intolérable que nous refusons en défendant des principes qui, pour la plupart, sont inscrits dans la constitution ou dans les textes internationaux signés par l’Etat français.

Vous, vous employez des mots abstraits : quotas, sélection, contrôle des flux migratoires, critères de régularisation, qui composent des principes abstraits et irréalistes, car inapplicables, et d’ailleurs jamais appliqués (ce qui nourrit sans cesse le discours de l’extrême droite sur le « laxisme » de votre politique). Nous, nous parlons des femmes et des hommes, de leur vraie vie, qu’il faut vraiment changer dans la seule direction que l’histoire nous offre, celle de la mise en œuvre des principes de liberté, d’égalité et de fraternité.

Nous vous regardons, et vous le savez. Nous serons devant l’Assemblée et le Sénat à partir du 26 novembre. Si dans les semaines qui viennent, la gauche ne régularise pas tous les sans-papiers, si elle ose voter cette nouvelle loi xénophobe, alors tout sera permis, des deux côtés : du vôtre, car vous serez définitivement au garde-à-vous devant tout autre injonction ; du nôtre, car nous aurons vu ce que veulent dire pour vous le droit et la loi, et vous verrez ce que signifie pour nous le droit de résistance à l’oppression.

13ACTIF

Le 20 novembre 1997